14-18 : un devoir de mémoire

On s’apprête à commémorer le centenaire de la Grande Guerre. Mais on n’en finirait pas de sonder les mystères de ce conflit qui a donné naissance au monde moderne. Et continue à fasciner la France de 2013. (Cet article a été écrit et imprimé avant l’allocution prononcée par François Hollande le 7 novembre 2013).  

     Le 7 novembre, à l’Elysée, une allocution du président de la République, prononcée devant des élus de tout le pays, doit présenter le programme officiel des commémorations de la Grande Guerre. L’intervention est attendue : elle indiquera dans quel état d’esprit François Hollande abordera le centenaire de 1914. Est-ce le chef des armées qui prendra la parole, ou l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste ? Nul n’a oublié qu’en 1998, Lionel Jospin, alors Premier ministre, demandait, dans un discours prononcé à Craonne, la réintégration « dans notre mémoire nationale des soldats fusillés pour l’exemple ». Au moment où on célébrait le 80e anniversaire de l’armistice de 1918, le sort des 600 hommes qui, pendant toute la durée du conflit, avaient été exécutés pour désobéissance au front (parfois, injustement, mais ceux-là avaient été réhabilités dès l’entre-deux-guerres) éveillait manifestement, à gauche, une sympathie où perçaient de vieux réflexes hérités de l’idéologie pacifiste et antimilitariste.
     Les aléas politiques ont d’ailleurs failli remettre en cause la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale qui avait été créée par arrêté du 5 avril 2012 – Nicolas Sarkozy étant à l’Elysée. Après l’élection de l’actuel président de la République, cette Mission du centenaire fut placée sous l’autorité du ministre chargé des Anciens combattants, Kader Arif, qui tenait à établir un lien entre les commémorations de 1914 et celles de 1944, déclenchant l’ire des historiens qui dénoncèrent la confusion entretenue par le rapprochement de deux anniversaires de nature différente.
     Les choses se sont calmées depuis, et la Mission du centenaire, groupement d’intérêt public où se retrouvent les représentants de sept ministères, de six établissements publics (parmi lesquels la Bibliothèque nationale de France, le musée de l’Armée ou l’ECPAD, qui gère les fonds d’images militaires) et diverses associations (maires, anciens combattants), annonce des initiatives tout terrain. Notamment la grande collecte des souvenirs de 14-18 qui est organisée dans toute la France, du 8 au 16 novembre, les particuliers étant invités à apporter les objets qu’ils détiennent chez eux afin qu’ils soient numérisés.

Pourquoi un tel engouement pour la Grande Guerre ?

Présidée par le général Elrick Irastorza, la Mission du centenaire annonce quatre temps forts pour 2014 : le 28 juin, un festival à Sarajevo (là où tout a commencé en 1914) ; le 14 juillet, un défilé exceptionnel sur les Champs-Elysées ; le 12 septembre, une cérémonie à Reims ; le 11 novembre, une autre cérémonie à la nécropole nationale de Notre-Dame-de-Lorette.
     En un siècle, la mémoire de la Première Guerre mondiale a connu différentes phases. Entre les deux guerres, les anciens combattants, dont beaucoup n’ont pas 30 ans, parlent peu de ce qu’ils ont vécu. Ils ont néanmoins le statut de héros, même si un fort courant pacifiste s’est affirmé à gauche. Après la Seconde Guerre mondiale, la nouvelle tragédie qui vient de se dérouler relègue au deuxième plan les combats de 14-18, tandis que le personnage de Pétain embarrasse : pour ne pas rappeler le maréchal de Vichy, on fait silence sur le général de Verdun. Plus tard, la réconciliation franco-allemande (De Gaulle et Adenauer côte à côte, à Reims, en 1962) puis la construction européenne rendent de plus en plus étranger l’univers mental des combattants de la Grande Guerre. Lorsque François Mitterrand et Helmut Kohl se tiennent main dans la main à Verdun, en 1984, comment comprendre que 700 000 Français et Allemands aient pu s’entre-tuer, au même endroit, soixante-dix ans plus tôt ?
     Longtemps apanage des vieux messieurs ou des amateurs d’histoire militaire, la Grande Guerre est aujourd’hui l’objet d’un engouement populaire. Le tournant a lieu au moment où la fin de la guerre froide en Europe et la disparition de l’URSS ressuscitent, en Europe centrale, orientale et balkanique, des rivalités nationales ou des conflits ethniques qui avaient été enfouis sous la banquise du communisme. Le dégel, au début des années 1990, provoque l’éclatement de la Yougoslavie (dans la violence) ou la scission (pacifique) de la Tchécoslovaquie. Mais, dans les deux cas, ce sont des comptes datant de 1918 qui se soldent.
     Artistes, écrivains et cinéastes, à l’époque, s’emparent de la Grande Guerre. La BD, qui a commencé dès les années 1970 avec les albums de Tardi, met en scène des Poilus, tout comme le cinéma (Capitaine Conan, 1996 ;Un long dimanche de fiançailles, 2004, Joyeux Noël, 2005), ou le roman (Les Champs d’honneur, de Jean Rouaud, 1990 ; Les Ames grises, de Philippe Claudel, 2003).
     Les ultimes témoins de la grande épreuve sont considérés comme des trésors vivants, jusqu’à la mort du dernier Poilu, Lazare Ponticelli, en 2008, à l’âge de 110 ans. Le public en redemande. Ouvert en 1992, l’Historial de Péronne, qui est à la fois un centre de recherche et un musée consacré à la Grande Guerre, accueille 80 000 visiteurs par an. Le musée de la Grande Guerre du pays de Meaux vient, lui, de passer la barre des 150 000 visiteurs. Inauguré en 2010 à partir de la fabuleuse collection amassée par un collectionneur privé, Jean-Pierre Verney, l’établissement expose des milliers de pièces rares – armes, uniformes, objets quotidiens du front ou de l’arrière, tout ce qui évoque la conflagration sans précédent et sans équivalent qui a éclaté en 1914 -, mais avec un parti pris muséographique affiché : montrer la guerre « à hauteur d’homme ».
     « A hauteur d’homme », le concept est en vogue chez les historiens : parmi les centaines de livres annoncés pour les mois à venir – le flot de parutions a déjà commencé (voir notre encadré) -, la plupart, loin de l’histoire diplomatique de naguère, où les combattants n’apparaissaient quasiment pas, font descendre le public dans la tranchée, en compagnie de jeunes moustachus : nos grands-pères.
     On l’a dit, la fascination exercée par la Première Guerre mondiale tient largement à ce qu’elle a d’incompréhensible. Pour des générations nées en temps de paix et baignées dans l’idée européenne, comment comprendre que des millions d’hommes aient bravé la mort pour défendre leur patrie ? Pour des générations élevées dans le confort matériel, comment comprendre que, pendant des semaines, des mois et des années, des hommes, terrés au fond de leurs trous, aient enduré la peur, la boue et les rats ? Pour des générations habituées à revendiquer des droits, comment comprendre l’expression « faire son devoir » ?
     D’où la tentation, à laquelle cèdent tant de films et de romans, de projeter sur ces hommes si proches et si lointains les mentalités d’aujourd’hui. Comme nous ne détestons plus nos voisins allemands et que nous n’aimons plus faire la guerre, nous imaginons les hommes de 14 comme des victimes qui se battaient sous la contrainte. Or tout prouve qu’ils sont partis, lors de cet été tragique, non la fleur au fusil, mais résignés, car ils avaient fortement intériorisé le patriotisme que l’école de la République comme l’école catholique enseignaient alors à tous les Français, mais aussi, il faut le dire, parce qu’ils étaient persuadés qu’ils seraient rentrés chez eux à Noël. Les malheureux déchanteront, et connaîtront un enfer qu’ils ne soupçonnaient pas : en pourcentage, les premiers mois seront les plus meurtriers du conflit. Et ceux qui survivront tiendront, car le mystère est qu’ils ont « tenu ».
     De 2014 à 2018, les Français et les citoyens des autres nations belligérantes de l’époque auront tout le temps de méditer sur ce tragique mystère. La Grande Guerre a duré cinquante et un mois. Plus de 9 millions d’hommes d’une vingtaine de nations sont tombés au combat (1,3 million de Français), et 21 millions en sont sortis gravement blessés ou mutilés. De ce terrible choc sont sortis la « brutalisation politique des sociétés européennes », selon l’expression de l’historien américain George Mosse, qui préparera l’autre guerre. Le communisme et le nazisme sont issus de 14-18, tout comme l’émergence des Etats-Unis comme puissance mondiale ou même, a contrario, l’idée européenne. La Grande Guerre est la matrice du monde moderne. L’an prochain, nous aurons tous 100 ans, puisque nous sommes tous nés en 1914.

Jean Sévillia

 

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