Chantal Delsol : «Le gouvernant se doit d’être l’homme de sa fonction»

Chez un chef d’Etat, où s’arrête la frontière entre vie publique et vie privée ? Le comportement de François Hollande a-t-il une incidence sur la fonction présidentielle ? Les réponses de la philosophe Chantal Delsol (*).

Le Figaro Magazine – François Hollande, après qu’un journal lui a prêté une relation avec l’actrice Julie Gayet, a dénoncé des « atteintes au respect de la vie privée auquel il a droit comme tout citoyen ». Mais un président de la République est-il un citoyen comme les autres ?

Chantal Delsol – Il n’est pas exactement un citoyen comme les autres, mais cela ne signifie pas qu’il n’a pas droit à sa vie privée. Tout homme a droit à sa vie privée, et mettre un individu entièrement à la disposition du public, comme on pourrait le mettre entièrement à la disposition d’un groupe quelconque, est un déni de dignité. Cependant, dans le cas du chef de l’Etat, la frontière est difficile à délimiter, et c’est vrai pour tout personnage dit « public », autrement dit dont les paroles et les actes professionnels doivent être portés à la connaissance du public, ici pour des raisons de transparence démocratique. D’une manière générale, c’est au gouvernant lui-même de tracer cette frontière entre la vie publique et la vie privée, et de décider où cette dernière commence. Mais il ne peut le faire que sur tous les plans à la fois. Je m’explique. Nous avons depuis les Trente Glorieuses des gouvernants qui étalent leur vie privée avec jubilation, instrumentalisent leurs enfants pour les campagnes électorales, décrivent leurs loisirs et leurs vacances. Leur stratégie de communication se fonde là-dessus. Il est bien difficile ensuite d’exiger que la communication s’arrête à leur gré. Celui qui se fait élire sur une photo de couple ne saurait s’indigner ensuite de voir apparaître la photo de sa maîtresse cachée. Ma conviction est que nos gouvernants, depuis quarante ans, jouent avec le feu en livrant leur vie privée en pâture aux médias, persuadés d’augmenter ainsi leur potentiel de sympathie. C’est une arme à double tranchant, on l’a vu par exemple lorsqu’un fils Sarkozy, abondamment photographié dans la presse people, a été épinglé pour quelques bêtises ou méfaits. Le gouvernant ferait mieux de n’exposer que ses propres capacités ou qualités, dont le pays a besoin. Qu’il fasse étalage de sa première maîtresse en titre, cela ne nous intéresse pas et c’est très dangereux pour lui, parce que les maîtresses secondaires feront plus de mal à son image que la première ne lui a fait de bien.

L’historien allemand Ernst Kantorowicz avait émis la théorie des « deux corps du roi », selon laquelle le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel, la communauté constituée par le royaume. Quel sens cette distinction peut-elle revêtir pour un chef d’Etat démocratiquement élu, dans une société sécularisée ?

Kantorowicz était un historien médiéviste, et il parlait pour le Moyen Age. A cette époque, l’Etat, qui devait rivaliser avec l’Eglise, revendiquait pour le roi une sorte de corps mystique. Ce corps surnaturel et sans faiblesse symbolisait le pouvoir tel qu’il était compris à ce moment de l’histoire. Cette théologie politique marque la constitution ancienne de l’Etat à l’image de l’Eglise et le début de sacralisation du pouvoir d’Etat. En dépit de l’immense intérêt qu’a suscité cette théorie, elle n’est pas applicable à l’âge contemporain, sinon d’une manière très dérivée. Si le gouvernant démocratique contemporain n’accède pas à cette transfiguration mystique dont le Moyen Age avait peut-être besoin, il doit pourtant se soumettre à une duplicité symbolique plus importante que pour d’autres. Tous ou presque nous devons nous résoudre à une existence double ou plurielle. Un citoyen est toujours à la fois un homme privé, qui renâcle à payer ses impôts, et un citoyen, qui doit bien pourtant les payer. C’est à ce genre de distorsion mortelle que s’était attaqué Marx, quand il appelait la réunification de l’homme divisé et séparé. Mais plus la fonction est importante, plus le fossé est grand entre la vie privée, la « petite vie » dont parlait Péguy, et le personnage public qu’il faut assumer. C’est le cas d’un gouvernant au plus haut niveau de l’Etat. Il n’a pas cessé d’être, bien sûr, l’homme ordinaire livré à la « petite vie ». Pour autant il est aussi, et temporairement, le symbole vivant de quelque chose qui le dépasse et le déborde ; et il se doit de rester fidèle à ce symbole parce qu’il a accepté de le représenter, et parce que ses compatriotes ont approprié l’Etat à sa conduite. On peut dire que le gouvernant se doit d’être l’homme de sa fonction – et de se comporter en tant que tel – en même temps qu’il est aussi l’homme de la « petite vie ». Nul ne prétend que c’est facile. Mais à ceux qui remuent des choses importantes échoient de grandes exigences. Le candidat à la gloire ne va pas prendre les lumières sans les devoirs. D’autant que les deux sphères ne peuvent être séparées : son comportement privé et son comportement public s’entretiennent réciproquement.

Quelle est l’interaction entre le comportement privé du chef de l’Etat, quel qu’il soit, et sa fonction ?

Il y a une cohérence de chaque personnalité. Il est rare qu’un homme soit courageux ici et lâche partout ailleurs, ou que sa tricherie au jeu ne révèle pas par ailleurs des indélicatesses d’un autre ordre. Ainsi le comportement privé du gouvernant sert-il, pour ainsi dire, de témoignage – ou de contre-témoignage – à son discours public, et révèle ce que doit être son action publique là où on ne la voit pas. S’il triche avec sa femme, s’il triche avec ses maîtresses successives, il est bien probable qu’il triche aussi avec les Français. Naturellement, on attend de lui un comportement d’autant plus exemplaire s’il a fondé son programme sur l’importance de l’éthique personnelle – et c’est pourquoi les Américains ne laissent pas passer les écarts de moeurs chez leurs gouvernants. Mais même si notre Président ne s’est pas réclamé de la morale familiale, conjugale ou individuelle dans sa campagne, le citoyen peut difficilement s’empêcher de voir son comportement comme un modèle (en raison de sa fonction) et ce modèle-là apparaît sans contestation comme un antimodèle. Personne n’a envie d’avoir un Président qui donne des signes clairs de faiblesse, de mensonge, d’infidélité, de dissimulation adolescente, alors qu’on attend de lui justement la force, la sincérité, la fidélité, la franchise sereine de l’adulte.

Selon un sondage publié « à chaud », dimanche dernier, 77 % des Français estiment que l’éventuelle liaison entre François Hollande et une actrice est une affaire privée qui ne concerne que le Président. Ce résultat vous a-t-il surprise ?

Oui. Depuis quelques jours, tout le monde crie qu’il s’agit d’une affaire privée et qu’il ne faut pas en parler, et tout le monde ne parle que de ça. La place réservée à cette affaire dans les médias est impressionnante, à ce point qu’elle éclipse les événements essentiels de la vie internationale. Comment expliquer cette contradiction ? Il est de bon ton de défendre la protection de la vie privée. Et les Français ne souhaitent pas à cet égard s’américaniser en allant surveiller les relations intimes de leurs gouvernants. Pourtant, il est bien possible que les choses soient en train d’évoluer vers davantage de transparence. Les gouvernants, de plus en plus, se sentent obligés d’indiquer l’état de leur santé et de leurs finances. On ne peut s’empêcher d’avoir la nostalgie d’un chef d’Etat comme de Gaulle, qui n’étalait jamais rien, dont l’épouse ne faisait pas l’intéressante, et qui vivait comme tout le monde, dans une modestie surannée. Mais cela correspondait aussi avec l’opacité des décisions et la solitaire autocratie. Aujourd’hui, nous avons tout le contraire : un gouvernant pusillanime et faible qui, depuis le début, se veut « normal » et qui, en conclusion, s’étale dans des conduites vulgaires. A ce stade, il n’est pas « normal » (ce serait une injure pour nous, citoyens lambda) : il est pathétique.

Notre époque ne vous paraît-elle pas hésiter hypocritement entre la revendication de la liberté des moeurs et du respect de la vie privée et une certaine pratique voyeuriste ?

Oui, c’est exactement ça. La pratique voyeuriste, c’est l’instinct naturel et commun, tandis que le respect de la vie privée, c’est l’impératif moral qui lutte contre l’instinct… Mais on respecte mieux la vie privée de qui ne vient pas fanfaronner en permanence. Celui qui a su rester à sa place pourra plus tard garder ses frasques secrètes. Celui qui se jette à tout propos sur le devant de la scène ne peut tout de même pas accuser les spectateurs de le voir au moment où il dérape !

Propos recueillis par Jean Sévillia

* Professeur de philosophie à l’université de Marne-la-Vallée, Chantal Delsol est membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques). Prochain ouvrage : « Les Pierres d’angle » (éditions du Cerf, en librairie le 23 janvier).

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