Le 1er novembre 1954, 70 attentats étaient commis en Algérie, alors partie intégrante du territoire national français. L’action, qui avait fait 9 morts et 4 blessés, était revendiquée par une organisation inconnue, le Front de libération nationale (FLN). Dans un communiqué, celui-ci réclamait la « restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques ». Commençait ce que nous appelons la guerre d’Algérie, conflit à visage de guerre civile que les Algériens nomment révolution algérienne ou guerre d’indépendance. Environ douze ans plus tard, le 18 mars 1962, le gouvernement français signait les accords d’Evian avec les négociateurs algériens et, le 3 juillet suivant, l’Algérie devenait indépendante. Alors qu’il n’a fallu que dix-sept ans pour sceller la réconciliation franco-allemande, après la Seconde Guerre mondiale, pourquoi, soixante-deux ans après la fin de la guerre d’Algérie, Paris et Alger ne parviennent-ils pas à entretenir des relations apaisées ?
En août 2022, Emmanuel Macron effectuait, à l’instar de tous ses prédécesseurs, une visite de l’autre côté de la Méditerranée, voyage à l’issue duquel il était convenu que son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, vienne à son tour à Paris. Plusieurs fois annoncée, sans cesse reportée, cette visite a été annulée, le 5 octobre dernier, lorsque le président algérien, lors d’un entretien à la télévision, a déclaré qu’il ne se rendrait pas à Paris, ajoutant : « Je n’irai pas à Canossa ». Au vrai, personne, à Paris, ne lui demandait d’aller à Canossa, l’inverse étant plutôt l’habitude s’agissant des Algériens. Ce qui a suscité la colère du président Tebboune est la reconnaissance par la France, cet été, dans une lettre adressée au roi Mohamed VI, de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole revendiquée à la fois par Rabat et par le Front Polisario, mouvement révolutionnaire sahraoui soutenu par l’Algérie. Alger, à cette occasion, a rappelé son ambassadeur à Paris.
Réélu le 7 septembre dernier avec un score soviétique de près de 95 % des suffrages, Tebboune, 78 ans, qui a succédé à Bouteflika en 2019, a été agréé et soutenu par l’armée qui reste la colonne vertébrale du pouvoir algérien. Le pays tire 90 % de ses revenus de l’exportation du pétrole et du gaz. Or depuis la guerre en Ukraine, la hausse des hydrocarbures et le besoin de nombreux pays européens de se dégager du gaz russe ont apporté une manne financière à l’Algérie. Après avoir profité de l’épidémie de Covid pour faire rentrer dans le rang le Hirak, ce mouvement de contestation qui avait agité la rue algérienne en 2019, Tebboune a pu refinancer des secteurs en souffrance, comme l’énergie et l’agriculture, et permis à son armée de se doter de nouveaux équipements.
La dimension économique est capitale dans les relations franco-algériennes. En 2023, la France était le deuxième fournisseur commercial de l’Algérie (après la Chine) et son troisième client, et le premier investisseur, hors secteur des hydrocarbures. Les entreprises françaises implantées là-bas subissent toutefois les à-coups des relations politiques entre les deux pays.
L’Algérie connaît une démographie galopante : sur ses 46 millions d’habitants, chiffre qui croît d’un million par an, la moitié est âgée de moins de trente ans, dont un tiers serait au chômage. En dépit d’une économie informelle qui compense le manque d’emplois, beaucoup de jeunes Algériens rêvent d’émigrer, notamment vers la France. D’où une quête de visas, où les réseaux de la diaspora rendent service, comme pour les traversées illégales de la Méditerranée. Combien d’Algériens ou de Franco-Algériens vivent en France ? En l’absence de statistiques établies par un organisme public, les évaluations vont de 4 à 6 millions d’individus, sans compter les clandestins.
La présence sur le sol français de cette communauté est le deuxième facteur qui pèse sur les relations franco-algériennes. Le recteur de la grande mosquée de Paris, Chams-Eddine Mohamed Hafiz, un avocat franco-algérien, joue en l’occurrence le rôle d’un second ambassadeur, officieux celui-là, mais qui pratique parfois une curieuse ingérence dans les affaires intérieures françaises quand, par exemple, il a appelé les électeurs de sa mouvance, aux dernières législatives, à participer au « barrage républicain ».
Le troisième facteur qui influe fortement sur les relations entre Alger et Paris est évidemment constitué par les questions mémorielles. Depuis 1962, l’Algérie a érigé en vérité officielle sur son passé un récit de propagande forgé par le FLN, illustré par exemple par le chiffre mythique d’un million d’Algériens qui auraient été tués par les Français pendant la guerre d’indépendance, alors que le nombre réel de victimes, bien assez lourd, est de 250 000 à 300 000 dans tous les camps. C’est ce qu’un jour Emmanuel Macron, pour une fois bien inspiré, a traité de « rente mémorielle » du « système politico-militaire » algérien. De la guerre d’indépendance, les dirigeants algériens ont ensuite étendu la polémique à la conquête française au XIXe siècle. « Il y a eu un génocide », répétait Abdelmadjid Tebboune le 5 octobre dernier. Accusation absurde et historiquement fausse. S’il est avéré que l’armée française a mené contre les hommes d’Abdelkader, dans les années 1830-1840, une guerre très dure, selon la tactique héritée de la Révolution française et des campagnes napoléoniennes – les pertes françaises se situant autour de 100 000 hommes, les pertes autochtones dans une fourchette de 250 000 à 500 000 morts, dans un pays comptant sans doute moins de trois millions d’habitants –, au point que les méthodes de Bugeaud provoquèrent la constitution d’une commission parlementaire présidée par Tocqueville, la conquête n’a jamais visé à éliminer la population locale. De plus, la France a eu le plus grand mal à inciter des Français à s’installer en Algérie, si bien que les civils, qu’on nommera plus tard les Européens, venaient majoritairement d’Espagne, d’Italie ou de Malte.
Lors de sa campagne présidentielle, en 2017, Emmanuel Macron a qualifié la colonisation de « vraie barbarie » et de « crime contre l’humanité », déclenchant une indignation qui l’a contraint ensuite à biaiser sur le sujet, mais sans jamais renier les mots qu’il avait employés. En 2020, Benjamin Stora, historien engagé à gauche et spécialiste de l’Algérie, a été chargé par la présidence de la République de rédiger un rapport sur les questions mémorielles concernant la colonisation et la guerre d’Algérie. Remis en 2021, ce rapport énonçait diverses préconisations, dont la création d’une commission historique associant des chercheurs français et algériens. Lors du voyage de Macron en Algérie, en 2022, un accord signé avec Tebboune a validé ce projet. La commission mixte, composée de cinq historiens français et cinq algériens et pourvue de deux co-présidents, Benjamin Stora pour la France et, pour l’Algérie, Mohamed Lahcen Zighidi, ancien directeur du Musée national du moudjahid, un homme du FLN, se réunit deux à trois fois par an, depuis 2023, alternativement en France et en Algérie.
Le 19 septembre, Emmanuel Macron a reçu à l’Elysée les membres de la commission, et réaffirmé sa détermination à poursuivre le travail de « mémoire, de vérité et de réconciliation » sur le passé colonial de la France en Algérie. En 2023, cette commission avait formulé plusieurs propositions à l’intention des deux chefs d’Etat : programme d’échange de doctorants, mise en place d’un portail numérique, numérisation des registres de l’état-civil et des cimetières français en Algérie, restitution mutuelle d’archives, remise de restes humains et de biens symboliques. Mais la partie algérienne, sans doute sous la pression du pouvoir, a ensuite élevé le niveau de ses exigences en réclamant la totalité des documents originaux, alors qu’il était initialement convenu de procéder à des numérisations, demande sans doute liée aussi au fait que l’Algérie ne possède pas le personnel pour effectuer ce travail.
Au sujet des restitutions, l’Algérie avait obtenu en 2020 le retour des crânes de combattants arabes de la guerre de conquête, crânes conservés à Paris, au Musée de l’Homme, retour qui se conçoit pour des restes humains. Cependant Alger demande maintenant l’épée et le burnous d’Abdelkader. Or cette épée est conservée au Musée Condé, à Chantilly, au milieu des collections dont le duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, avait fait don à l’Institut de France sous la condition de leur conservation intégrale et perpétuelle. Quant au burnous d’Abdelkader, il se trouve au musée de l’Armée : il avait été offert à la France par un petit-fils du chef arabe, en reconnaissance des honneurs qui avaient été réservés à son grand-père lorsqu’il était prisonnier des Français…
L’Algérie manie une histoire manichéenne, nourrie d’anachronismes et d’indignations sélectives, que ce soit au sujet de la conquête française comme du processus qui l’a conduite à l’indépendance. De 1954 à 1962, les militaires français ont mené là-bas un combat qui leur a été confié par la République. Cette guerre s’est jouée aussi en métropole. Dans cet affrontement sans merci, aucun camp n’a eu le monopole de l’innocence ou de la culpabilité. On instruit le procès des méthodes de l’armée française sans évoquer celles de ses adversaires. Or le FLN poursuivait une lutte armée qui passait par des attentats aveugles et frappait des civils innocents. Répondant au terrorisme des indépendantistes, les forces de l’ordre ont agi sans ménagement. Toutefois, à l’époque, les militaires n’ont pas fait que la guerre en Algérie. Ils ont également mené, au profit de la population musulmane, une action sociale, scolaire, sanitaire et médicale qui n’est jamais évoquée. Pourquoi ce mensonge par omission ? Au terme du conflit, des Français d’Algérie ont été victimes d’actes aujourd’hui constitutifs du crime contre l’humanité : environ 15 000 Européens ou musulmans fidèles à la France disparus avant et après le 19 mars 1962, et de 60 000 à 80 000 harkis massacrés à partir de l’été 1962. Qui s’en indigne ?
Rappeler ces faits ne relève nullement, comme l’insinuent les Algériens, de la nostalgie coloniale. L’Algérie française était une société longtemps marquée par des inégalités de statut où, sans apartheid légal mais avec un clivage inscrit dans les faits, deux types de population – Européens et musulmans – coexistaient sans se mêler totalement. Alors que le grand vent de la décolonisation soufflait partout, l’Algérie française, faute d’avoir su se réformer à temps, était condamnée. Ce qui n’empêche, écrit l’historien Jacques Frémeaux, que « beaucoup de Français et d’Algériens ont entretenu des liens d’estime ou d’amitié, et ont sincèrement cru que les deux peuples pouvaient avoir un avenir commun[1] ».
La souveraineté française sur l’Algérie représente une histoire commune aux Français et aux Algériens. Il faut la regarder en face, en vérité, sans rien occulter, sans rien idéaliser, sans rien noircir par principe, en faisant la part des responsabilités de chacun. Côté français, ce travail de mémoire supposerait, lors des échanges avec les Algériens et face à leurs demandes, de ne jamais céder sur la réciprocité des cessions et des concessions. Cela supposerait aussi d’oser, quand et si nécessaire, d’user des moyens de pression que la France pourrait employer sur l’Algérie. Encore y faut-il une volonté politique.
Jean Sévillia
[1] La Guerre d’Algérie, Cerf, coll. « La Bibliothèque à remonter le temps », 2024.
Article paru dans le Figaro Magazine du 25 octobre 2024.