Le Figaro, 31 décembre 2022
ANALYSE – Joseph Ratzinger aura été le représentant emblématique de cette génération catholique qui aura vécu avec enthousiasme le concile Vatican II, puis aura été confrontée à maintes désillusions.
Depuis sa démission surprise, en février 2013, le pape émérite Benoît XVI, retiré au cœur du Vatican, au monastère Mater Ecclesiae, aura mené une vie de prière. Dix années au cours desquelles il se sera tenu au silence et au respect de la fonction pontificale désormais exercée par son successeur : nous ne saurons jamais, officiellement, ce qu’aura pensé Benoît XVI des orientations du pape François. Pour porter un regard historique sur le pontificat de Joseph Ratzinger, en réalité, il faudra que s’achève celui de Jorge Bergoglio, et même que s’ébauche le règne de celui qui succédera à ce dernier, pour prendre la mesure, sur plusieurs décennies, des continuités et des changements au sommet de l’Église.
Fondamentalement, le pape allemand aura été le représentant emblématique de cette génération catholique qui aura vécu avec enthousiasme le concile Vatican II, puis aura été confrontée à maintes désillusions, les fruits attendus n’étant pas toujours au rendez-vous du «printemps de l’Église». En 1962, Joseph Ratzinger, qui avait été ordonné en 1951 et était devenu, à 25 ans, professeur de théologie, accompagne à Rome le cardinal Frings, archevêque de Munich, comme expert au concile Vatican II. En phase avec le père de Lubac ou le père Congar, têtes pensantes de la théologie alors dominante, il se lie avec un certain Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie, et se fait remarquer, pour la qualité de ses interventions, par Paul VI qui lui demandera, en 1969, d’intégrer la commission pontificale de théologie. À cette époque, Ratzinger écrit dans la revue internationale Concilium, organe progressiste fondé à l’issue de Vatican II et visant à infléchir la doctrine romaine.
Ordonné évêque et nommé au siège de Munich-Freising en 1977, et simultanément créé cardinal, il est ensuite de la petite équipe qui a participé, derrière le théologien bâlois Urs von Balthasar, à la création de Communio, revue catholique internationale aspirant au dépassement du clivage entre progressistes et traditionalistes et où écrivent des ecclésiastiques comme des laïcs, italiens proches du mouvement Communion et Libération, américains (George Weigel) et jeunes Français appelés à se faire un nom : Jean-Luc Marion, Jean Duchesne, Rémi Brague. « Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est eux », dit Joseph Ratzinger de ses anciens amis contestataires qui se prévalent de Vatican II pour chercher à révolutionner l’Église. Ratzinger n’a pas changé, mais il a remisé sa cravate au profit du classique col romain…
Le pontificat de Benoît XVI ne sera pas un chemin semé de roses
Karol Wojtyla, élu pape sous le nom de Jean-Paul II en 1978, l’appelle à Rome, en 1981, et le nomme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, un poste capital – celui de gardien du dogme – qui fait de lui le bras droit du Souverain Pontife. Dans l’Église, le cardinal Ratzinger mène donc la bataille des idées. Contre la réécriture de la doctrine au gré de l’air du temps. Contre la théologie de la libération, qui dévoie l’Évangile en entreprise sociopolitique. Contre les atteintes à la discipline. Contre l’appauvrissement de la liturgie. Contre l’affaiblissement de la transmission de la foi, thème qui lui vaut un bras de fer avec l’épiscopat français, en 1983, quand, lors de conférences prononcées à Lyon et à Paris, il attaque implicitement la catéchèse en usage en France dans ces années-là. En 1992, le Catéchisme de l’Église catholique est publié sous la houlette du cardinal Ratzinger. Certaines encycliques de Jean-Paul II, notamment Veritatis splendor (sur « les fondements de la morale » , 1993), Evangelium vitae (sur « le respect de la vie », 1995), ou Fides et ratio (sur « la foi et la raison », 1998), portent sa marque, de même que la déclaration Dominus Iesus (2000) sur « l’unité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église ».
Dans l’Église, il est toujours difficile de prendre le pape pour cible. Alors, ceux qui n’aiment pas la ligne Jean-Paul II préfèrent charger son homme de confiance, traité de Panzerkardinal. En réalité, les deux hommes, radicalement différents par le style et le caractère, se complètent : à l’un le verbe et l’action, à l’autre la plume et la réflexion. En 2005, à la mort de Jean-Paul II, c’est donc tout naturellement que les cardinaux élisent Joseph Ratzinger, contre son vœu intime, pour succéder au pape polonais.
Mais le pontificat de Benoît XVI ne sera pas un chemin semé de roses. Hors de l’Église et au sein de l’Église, le nouveau Pontife devra affronter l’hostilité de ceux qui sentent qu’il n’infléchira pas la ligne doctrinale déjà engagée par Jean-Paul II : la tradition dans la modernité. Cette hostilité, huit ans durant, n’aura jamais cessé. Pape coupé de la société, pape de l’Ordre moral, pape attisant le choc des civilisations (voir la polémique suscitée, en 2006, par le discours de Ratisbonne où Benoît XVI avait interrogé le rapport de l’islam à la violence), pape doctrinaire, pape proche des intégristes, que n’aura-t-on entendu ? En sens inverse, les noyaux les plus actifs du catholicisme, notamment en France et spécialement dans le jeune clergé et chez les jeunes pratiquants, savent ce qu’ils doivent à l’enseignement de Benoît XVI sur la foi authentique, sur la centralité de la messe et de la vie sacramentelle, sur l’essence du sacerdoce, sur la qualité de la liturgie, sur « la dictature du relativisme », sur le lien entre foi et raison, sur le droit à la vie depuis la conception jusqu’à la mort naturelle, sur la défense des plus faibles. Qui rappellera que Joseph Ratzinger a abordé de front, dès 2001, la question gravissime de la pédophilie dans l’Église en demandant que les dossiers remontent à Rome, que les coupables soient déférés devant la justice civile et que les victimes soient secourues ?
De Joseph Ratzinger/Benoit XVI restera une œuvre théologique immense : des centaines de discours, une bibliographie d’une soixantaine de livres dont sa fondamentale trilogie sur Jésus, des encycliques comme Deus caritas est (Dieu est amour, 2006), Spe salvi (Sauvés par l’Espérance, 2007), Caritas in Veritate (L’Amour dans la vérité, 2009). Et un principe fondamental : tout changement, au sein du catholicisme, doit être homogène par rapport à l’expérience des siècles passés, comme un approfondissement dans la continuité de l’Église et non comme un point de départ, car le point de départ, pour un chrétien, c’est le Christ.
Jean Sévillia