« Comparer la guerre d’Algérie et la Shoah est de la folie sur tous les plans »

Revenant d’Israël, où il avait participé à la commémoration du 75e anniversaire de la libération des camps nazis, Emmanuel Macron s’est confié au Figaro (24 janvier 2020), notamment sur les questions de mémoire et d’identité. Le président de la République entend mener à bien un travail de mémoire sur la guerre d’Algérie. Et il souhaite que ce sujet obtienne, sous sa présidence, « à peu près le même statut que celui qu’avait la Shoah pour Chirac en 1995 ». Jean Sévillia analyse la déclaration d’Emmanuel Macron.

LE FIGARO : Après 48 h passées en Israël pour célébrer le 75e anniversaire de la libération des camps, Emmanuel Macron s’est confié au Figaro sur les questions de mémoire et d’identité. Il a notamment expliqué que la guerre d’Algérie pourrait avoir « le même statut que celui de la Shoah pour Jacques Chirac en 1995 ». Que cela vous inspire-t-il ?

JEAN SEVILLIA : On se souvient que Raymond Aron avait un jour reproché à Valéry Giscard d’Estaing, qui avait pourtant participé, jeune homme, aux combats de la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’ignorer que « l’histoire est tragique ». Qu’aurait-il dit aujourd’hui devant ce propos du président de la République ? Il est quand même effarant d’entendre le chef de l’Etat évoquer sur le mode improvisé des événements historiques majeurs et aussi lourds dans la mémoire nationale que la Shoah ou la guerre d’Algérie en utilisant des expressions qui sont de la nitroglycérine politique mais en donnant l’impression qu’il n’a pas envisagé ou mesuré leurs conséquences. Né en 1977, Emmanuel Macron a poursuivi ses études secondaires dans les années 1990, puis est sorti de Science Po et de l’ENA dans les années 2000. Il appartient à une génération qui n’a pas appris à penser historiquement, et son bagage, dans ce domaine, est celui d’un haut-fonctionnaire, perméable aux idées toutes faites et aux préjugés idéologiques dominants, en l’occurrence ceux du gauchisme culturel à propos de notre histoire coloniale. Affirmer que la guerre d’Algérie pourrait avoir « le même statut que ce qu’avait été la Shoah pour Chirac en 1995 » semble annoncer une reconnaissance de culpabilité de la France dans la guerre d’Algérie, ce à quoi se sont opposés tous les présidents qui ont précédé Emmanuel Macron, quoi qu’on en pense. C’est de la folie sur tous les plans : historique, politique et diplomatique.

Sur le plan historique, la Shoah est-elle comparable à la guerre d’Algérie ?

Le simple énoncé de cette idée est obscène. D’abord par rapport à la Shoah, qui perd alors sa singularité et son ampleur sur le plan numérique : la Shoah, c’est près de six millions de morts, la guerre d’Algérie, c’est 250 000 à 300 000 morts sur l’ensemble des deux camps. Mais de quoi parle-t-on précisément ? S’il s’agit de ce que nous nommons la guerre d’Algérie (1954-1962) et que les Algériens nomment guerre d’indépendance ou révolution algérienne, il s’agit d’une guerre menée sur un territoire juridiquement français par l’armée française obéissant aux ordres du gouvernement de la République française. Cette guerre a été conduite contre un mouvement indépendantiste qui est finalement parvenu à ses fins pour des raisons politiques et non militaires. Que ce conflit ait donné lieu à des actes de violence illégale est malheureusement avéré, mais encore faut-il souligner que la violence illégale a été utilisée dans les deux camps puisque le FLN, de 1954 à 1962, considérait les actes de terrorisme individuel ou collectif comme une arme légitime, et n’a cessé d’y recourir. Si l’on parle de la conquête de l’Algérie, schématiquement de 1830 à 1847, il est vrai que l’armée française a mené une guerre dure – les pertes françaises se situant autour de 100 000 hommes, les pertes autochtones, plus difficilement évaluables, se situant dans une fourchette de 250 000 à 500 000 morts dans un pays comptant probablement trois millions d’habitants. L’idée de guerre de conquête nous choque, Européens du XXIe siècle, mais elle était admise au XIXe siècle, même s’il y a toujours eu des anticolonialistes. Mais cette guerre de conquête visait non à éliminer un peuple, contrairement à la Shoah, mais à le dominer. La conquête française de l’Algérie ne fut d’ailleurs pas une guerre coloniale – concept tactique né à la fin du XIXe siècle – mais une guerre de type révolutionnaire, qui ne distinguait pas le civil du combattant, comme cela s’est passé en Vendée en 1794 ou en Espagne en 1808, campagne napoléonienne ou Bugeaud avait fait ses premières armes.

Dans tous les cas, par conséquent, l’analogie entre ce qui s’est passé en Algérie et la Shoah est historiquement fausse et intellectuellement malhonnête. Ajoutons que cette comparaison constitue une insulte envers les militaires français – européens ou harkis – qui ont combattu en Algérie, ce qui est pour le moins malvenu de la part du chef des armées.

Macron dit également ne pas regretter ses propos de campagne évoquant « un crime contre l’humanité » à propos de la colonisation…

Cela prouve, une fois, de plus, qu’il n’y connaît et n’y comprend rien. La colonisation française en Algérie a eu ses indéniables réussites, et ses non moins indéniables échecs. Qualifier de « crime contre l’humanité », imputation infamante, cent trente-deux années de présence française de l’autre côté de la Méditerranée est une affirmation grossière, caricaturale et biaisée, mensonge historique qui se double d’une erreur politique car ce genre de propos n’est pas fait pour ramener la paix dans les mémoires, mais au contraire pour réveiller les passions.

Ce type de comparaison n’a, selon vous, pas de sens historique. Peut-elle en avoir sur le plan politique ? Le risque n’est-il pas d’alimenter la concurrence victimaire ?

La jeunesse algérienne ou franco-algérienne est nourrie par la version mythologique de la guerre d’Algérie enseignée par le FLN, version qui accuse la France d’avoir fait un million de morts de 1954 à 1962, chiffre totalement fantaisiste, et lui fait porter toutes les responsabilités, ce qui est une interprétation décontextualisée, anachronique, réductrice et manichéenne d’un conflit dramatique où aucun camp n’a eu le monopole de l’innocence ou de la culpabilité. Entendre ce même discours en France et dans la bouche du président de la République est grave, car le risque, à l’évidence, est d’attiser un certain communautarisme dans la population algérienne qui vit en France, a fortiori dans la population franco-algérienne, ce qui est rigoureusement contradictoire avec l’objectif d’« intégration républicaine » à laquelle le chef de l’Etat dit aspirer, pour ne pas parler de l’« assimilation », concept aujourd’hui honni.

Justement, Emmanuel Macron attaque ce concept d’« assimilation » en l’associant à la droite dure. Cela vous semble-t-il pertinent ?

Le concept d’« assimilation », historiquement parlant, est un concept républicain, forgé dans le derniers tiers du XIXe siècle, au demeurant pas au sujet des étrangers installés en France mais à propos des particularismes régionaux encore très vivaces, quand l’école de Jules Ferry ne voulait pas que les enfants parlent breton ou provençal même chez eux. Il s’agissait alors de fabriquer des citoyens français d’un modèle uniforme de Brest à Marseille, concept qui a ensuite été étendu aux étrangers quand le phénomène migratoire, jusqu’alors inconnu ou marginal, a commencé à peser au tournant du XIXe et du XXe siècle. Ce concept républicain d’assimilation a été abandonné par la gauche et le centre-droit, à la fin des années 1970, par conviction différentialiste ou par manque de courage politique. Nous en payons aujourd’hui les conséquences.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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