Franz Jägerstätter, l’Autrichien qui a dit non à Hitler

« Une vie cachée », le nouveau film, sublime, de Terrence Malick, reconstitue le destin de Franz Jägerstätter. Au nom de sa foi catholique, ce paysan autrichien avait refusé, au péril de sa vie, de servir Hitler. Portrait d’un héros méconnu.

Des prés, des ruisseaux, le feuillage qui frémit sous la caresse du vent, la montagne en arrière-plan. La nature éclate de beauté. Le film Une vie cachée débute comme cela : au paradis. Quelques secondes plus tard, le paradis se transforme en enfer. Sur des bandes d’archives, en noir et blanc, Hitler discourt, déclame, gesticule. Paradant à Vienne, en 1938, il vient de réaliser son rêve : annexer l’Autriche à l’Allemagne. Quand le film revient à la couleur, les paysages autrichiens sont toujours somptueux, mais le péril rode.

Terrence Malick est derrière la caméra. Réalisateur, scénariste et producteur, l’Américain a peu tourné : neuf longs métrages en une quarantaine d’années. Avec The Tree of Life, en 2011, il avait remporté la Palme d’Or à Cannes ; toutefois, ce déroutant voyage mystique à travers l’Amérique des années 1950 n’avait pas convaincu le public. En 2019, son nouveau film n’a pas été primé sur la Croisette, mais il a impressionné la critique et bouleversera par la puissance dramatique de cette histoire vraie : celle de Franz Jägerstätter, un Autrichien qui refusa d’être enrôlé dans la Wehrmacht, en 1943, et qui fut condamné à mort et décapité.

L’Allemagne nazie, on le sait, était un Etat totalitaire appuyé sur un appareil policier, judiciaire et pénitentiaire entièrement soumis au régime, où la population, soit complice, soit terrorisée, n’offrait aucune protection aux opposants. Résister au pouvoir, c’était courir les plus grands dangers et même, à partir de la guerre, risquer la mort. De 1933 à 1945, pourtant, près de 33 000 personnes seront condamnées à la peine capitale et exécutées, dans le Reich, pour motifs politiques. Résistants de gauche ou de droite, résistants civils ou militaires, parmi lesquels émergent les noms de Hans et Sophie Scholl, animateurs du réseau étudiant de la Rose blanche, guillotinés en 1943, ou du colonel von Stauffenberg, fusillé après l’échec de l’attentat contre Hitler, le 20 juillet 1944.

Et l’Autriche ? Tout le monde connaît les images de la foule acclamant le Führer lors de l’Anschluss, entre le 12 et le 15 mars 1938. Cependant ces images de propagande sont trompeuses : les nazis n’ont jamais représenté la totalité de la population, et le plébiscite truqué du 10 avril 1938, qui approuva à 99,73 % le rattachement du pays au IIIe Reich, ne peut être crédité d’aucune légitimité démocratique. Dans un pays muselé (70 000 Autrichiens arrêtés en mars 1938), le premier convoi d’opposants était parti pour Dachau dès le 1er avril. De 1938 à 1945, on comptera 17 000 procédures politiques rien qu’à Vienne. 2700 résistants autrichiens seront condamnés à mort et exécutés par des tribunaux militaires nazis. Résistance social-démocrate ou communiste, mais aussi résistance conservatrice et monarchiste. Et résistance catholique : sur 7500 prêtres autrichiens, 1500 furent interdits d’enseignement et de sermon, plus de 700 firent de la prison, 110 furent déportés en camp de concentration, dont 90 qui y moururent.

Le film de Terrence Malick met en lumière le personnage de Franz Jägerstätter (interprété ici par l’Allemand August Diehl), un paysan que sa naissance ne prédestinait pas à passer à la postérité. L’homme naît en 1907 en Haute-Autriche, à 150 km de Linz, la capitale provinciale, et à 45 km de Salzbourg, à St. Radegund, un village de 500 âmes, à peu de distance de la frontière allemande. A 20 kilomètres de là, côté bavarois, un certain Joseph Ratzinger verra le jour, vingt ans plus tard, dans une famille antinazie. Franz est le fils naturel d’une fille de ferme trop pauvre pour se marier. Elevé par sa grand-mère, l’enfant s’installe chez sa mère à dix ans, quand elle épouse Heinrich Jägerstätter, un paysan qui l’adopte et avec qui il travaille désormais à la ferme. A vingt ans, Franz quitte les siens et va s’employer dans une ville minière, en Styrie, à l’est de l’Autriche. Quand il revient, en 1930, il s’est acheté une moto qui fait sensation car personne n’en possède dans le pays. A la mort de son père adoptif, c’est lui qui reprend l’exploitation familiale.

A la ville, Franz s’était quelque peu éloigné de la pratique religieuse. Il y revient, sous l’influence de celle qui va devenir sa femme. Franziska, dite Fani, avec qui il se marie en 1936 – il a 29 ans, elle en a 23. Issue d’une famille très pieuse, la jeune femme avait même envisagé d’entrer dans les ordres. Pour leur voyage de noces, les mariés se rendent à Rome, où ils assistent à une audience de Pie XI, puis à Naples, destinations peu banales pour des paysans autrichiens de l’époque. Franz est amoureux, si amoureux que les villageois en rient, et ce mariage heureux est récompensé par la naissance de trois petites filles, Rosalia en 1937, Maria en 1938 et Aloisia en 1940.

En janvier 1938, Jägerstätter a fait un rêve : un train magnifique surgit au détour d’une montagne et attire notamment les enfants par le spectacle qu’il représente. Cependant ce train se dirige droit vers l’enfer, conduisant ceux qui sont montés dedans à leur perte. Ce train, comme Franz l’expliquera à ses proches, c’est le régime nazi. Au plébiscite du 10 avril 1938, le paysan, seul de son village, a voté non au rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, contre l’avis de ses voisins. Il n’y a pas de nazis à St. Radegund, mais les habitants ont peur, à telle enseigne que le vote négatif de Franz n’est pas inscrit sur les registres, par crainte des représailles.

Mobilisé en juin 1940, Jägerstätter est libéré peu de jours après, car le Reich a besoin de paysans pour la moisson. Rappelé en octobre 1940, il effectue ses classes dans les forces motorisées de la Wehrmacht, où il reste jusqu’en avril 1941, moment où il est de nouveau autorisé à rejoindre sa ferme. En raison d’un sermon jugé subversif, le curé de St. Radegund a été arrêté par la Gestapo, ce qui a été le cas de huit prêtres sur dix dans le doyenné. Peu à peu la décision s’impose à Jägerstätter : il ne servira pas ce régime qui persécute l’Eglise, qui assassine des innocents et qui, à partir de 1941, mène à l’Est une guerre injuste dans laquelle la lutte contre le bolchevisme n’est qu’un prétexte pour dominer le peuple russe. S’il est de nouveau convoqué, décide-t-il, il refusera d’être incorporé. Franz a arrêté les études après l’école primaire, mais il lit beaucoup. De façon extraordinaire, ce paysan qui n’appartient à aucun réseau a parfaitement analysé, seul, les principes du nazisme, et c’est en vertu de sa foi chrétienne qu’il les refuse et qu’il entre en résistance. Une résistance solitaire, une résistance spirituelle dont le film de Malick restitue magnifiquement la tension. Au prix d’un dur combat intérieur, sa femme finit par accepter son choix, dont elle mesure les conséquences. La mère et les amis de Franz, eux, tentent de le faire changer d’avis, tout comme le nouveau curé, car ils savent qu’il risque sa vie, tout comme il met Franziska et les enfants en danger. Jägerstätter consulte l’évêque de Linz, toutefois celui-ci se montre prudent, craignant peut-être qu’il soit un espion.

En février 1943, le facteur apporte la convocation fatale : Franz est appelé à son tour à l’armée. Il doit se présenter à Enns, près de Linz. Lors de son incorporation, il déclare refuser de se battre et de prêter serment à Hitler. Placé en état d’arrestation, il est conduit à la prison militaire de Linz où il restera plus de deux mois. A St. Radegund, sa femme et ses filles se heurtent dorénavant à la réprobation des villageois, dont l’hostilité s’accroît de jour en jour : la famille est mise au ban. Terrence Malick en tire des scènes bouleversantes où l’actrice autrichienne qui joue Franziska, Valerie Pachner, donne le meilleur d’elle-même.

En prison, Franz a le droit d’écrire une fois par mois à sa femme. Cette correspondance, qui a été conservée, est partiellement publiée en français à l’occasion de la sortie d’Une vie cachée (1). August Diehl, l’acteur qui joue Jägerstätter, explique qu’il a considéré les lettres entre Franz et sa femme comme un deuxième scénario, parallèle à celui de Malick. C’est la grande force du film de montrer la véritable motivation de Franz Jägerstätter : celui-ci n’est pas un objecteur de conscience au sens pacifiste du terme, c’est un catholique pour qui Hitler est l’antéchrist. Dès avant son arrestation, on le voit prier, jeûner, lire les Ecritures, réciter son chapelet, mûrir une résolution qu’il approfondit chaque matin au pied de l’autel, puisque, sacristain, il assiste tous les jours à la messe. En détention, jusqu’à la fin, c’est la prière qui le portera.

Début mai 1943, Jägerstätter est conduit à la prison de Tegel, dans la banlieue de Berlin. Là, les conditions d’incarcération se durcissent : il est battu et torturé. Le 6 juillet, au terme d’un procès expéditif, il est condamné à mort. Dans l’ultime espoir de le faire changer d’avis, l’avocat qui a été commis d’office fait venir Franziska et le curé de St. Radegund. L’entrevue dure 20 minutes, mais Franz est inflexible : il ne servira pas Hitler. Le 14 juillet, la peine capitale est confirmée par le tribunal de guerre du Reich. L’aumônier qui visite Jägerstätter voit dans sa cellule le papier qui aurait permis à celui-ci de rejoindre l’armée, lui sauvant la vie : jusqu’au bout, il refusera de le signer. Le 9 août 1943, après avoir pardonné à ses bourreaux et écrit à sa femme une dernière lettre témoignant de son ascension spirituelle, Franz Jägerstätter est décapité. Il avait 36 ans.

Une vie cachée raconte l’histoire d’un homme, témoin solitaire dont le geste n’a été quasiment connu de personne sur le moment, et n’a eu aucun impact sur le régime, ni sur le cours de la guerre. D’où des questions. N’aurait-il pas pu signer les papiers qu’on lui proposait et continuer de vivre pour sa femme et ses enfants ? Son intransigeance n’était-elle pas suicidaire ? Franz Jägerstätter, cependant, avait choisi la voie la plus radicale. « Si le Christ est de nouveau appelé à régner dans notre belle Autriche, avait-il écrit, le Vendredi saint succédera au Jeudi saint, car le Christ lui-même a d’abord dû mourir avant de ressusciter d’entre les morts ».

Jägerstätter était un individu isolé. Il n’était pas non plus un cas unique. Au martyrologe de l’Eglise catholique sont inscrits bien d’autres Autrichiens de ces heures sombres. Le père Otto Neururer, curé de Götzens, au Tyrol, qui enseignait qu’« il est du devoir des chrétiens d’aimer tous les hommes, et toutes les personnes, y compris les Juifs », arrêté en décembre 1938, incarcéré à Dachau puis à Buchenwald, pendu par les pieds jusqu’à ce que mort s’ensuive en novembre 1940, et béatifié par Jean-Paul II en 1996. Le père Roman Karl Scholz, chanoine de l’abbaye de Klosterneuburg, fondateur du réseau clandestin Österreichische Freiheitsbewegung (Mouvement autrichien de la liberté), arrêté en juillet 1940, condamné à mort en février 1944, décapité en mai 1944, et dont les derniers mots furent « Pour le Christ et pour l’Autriche ». Le père Carl Lampert, vicaire général du diocèse d’Innsbruck, emprisonné en 1940 à Sachsenhausen puis à Dachau pour avoir défendu le clergé et les ordres religieux de son diocèse, libéré, de nouveau arrêté en 1943, emprisonné à Halle, en Saxe, torturé et décapité en novembre 1944, et béatifié en 2011. Le père Johann Gruber, directeur de l’Institut pour aveugles de Linz, arrêté en mars 1938, interné dans le camp de Gusen-Mauthausen, surnommé « l’ange de Gusen » par ses codétenus, assassiné en avril 1944.

Le procès de béatification de Franz Jägerstätter s’est ouvert en 1997. Le 26 octobre 2007, il était déclaré bienheureux au cours d’une cérémonie se déroulant dans la cathédrale de Linz. Au premier rang se trouvaient sa femme et ses trois filles. Franziska, âgée de 94 ans, était vêtue de rouge, la couleur du martyre. En 1943, un mois après l’exécution de son mari, elle avait écrit au chapelain de la prison de Tegel afin de le remercier pour le soutien qu’il avait apporté à celui-ci. Dans sa lettre, elle avait tracé ces mots : « J’attends avec joie de le revoir au Ciel, où aucune guerre ne pourra jamais nous séparer ». Fani Jägerstatter est morte en 2013, dans sa 101ème année. Elle était restée veuve pendant soixante-dix ans, dans la fidélité au grand amour de sa vie, cet homme qui avait puisé dans la foi catholique les raisons et la force de dire non au nazisme.

Jean Sévillia

1) Être catholique ou nazi, de Franz Jägerstätter, Bayard, 120 p., 14,90 €.

Le Figaro Magazine du 6 décembre 2019

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