Souvenirs de la maison des morts

Le dernier volume de l’édition définitive des l’Archipel du goulag est enfin traduit en français. En dépit des contestations et des critiques, l’oeuvre de Soljenitsyne a fini par ouvrir les yeux à l’intelligentsia sur les crimes du communisme.

     Le KGB traquant un manuscrit, un écrivain célèbre expulsé d’URSS, la gauche française hypnotisée par le parti communiste : c’était il y a quarante ans, autant dire un siècle. C’est en 1973, en effet, qu’a paru le premier volume de l’Archipel du goulag. Depuis cette date, les enjeux internationaux, politiques et idéologiques se sont tellement modifiés que se replonger dans l’histoire de ce livre donne le sentiment de feuilleter un vieil album photo. Aujourd’hui, le système concentrationnaire soviétique est un sujet historique. A l’époque, il détenait encore 6 ou 7 millions de prisonniers…

    A la fin des années 1970, Alexandre Soljenitsyne, exilé aux Etats-Unis, avait revu et augmenté le texte de son « essai d’investigation littéraire » (c’est le sous-titre de l’ouvrage). Le dernier volume de cette nouvelle édition vient enfin d’être traduit en français, nous fournissant l’occasion de remonter le temps.

     Né en 1918, Soljénitsyne vient d’achever ses études de physique et de mathématiques, en 1941, quand l’Allemagne attaque l’URSS. Enrôlé, promu officier, le jeune homme est arrêté sur le front de Prusse, en 1945, pour avoir critiqué Staline dans une lettre à un ami. A 27 ans, il est condamné à huit ans de bagne. Libéré en 1953, relégué trois ans encore en Asie centrale, il est réhabilité en 1956, quand Khrouchtchev desserre l’étreinte du régime en faisant porter tout le poids des crimes du communisme russe sur la personne de Staline, disparu trois ans plus tôt.

     C’est donc avec l’accord des autorités que Soljénitsyne se voue désormais à l’écriture. Une journée d’Ivan Denissovitch, roman qui décrit la vie d’un « zek », un condamné aux travaux forcés, paraît librement en 1962, et vaut à son auteur la célébrité hors des frontières de l’URSS. En 1964, toutefois, Brejnev succède à Khrouchtchev, et la situation intérieure se tend de nouveau en Union soviétique. En 1968, c’est donc à l’étranger que Soljenitsyne fait paraitre deux autres romans, le Pavillon des cancéreux et le Premier cercle. L’année suivante, faisant de plus en plus figure de contestataire, il est exclu de l’Union des écrivains soviétiques. En 1970, le Prix Nobel de littérature lui est décerné, mais il renonce à recevoir sa récompense à Stockholm , craignant que le régime l’empêche de revenir en Russie.

     Communiste sincère dans sa jeunesse, l’écrivain a découvert, pendant sa captivité, ce qui est désormais le moteur de sa vie et de son œuvre : la foi chrétienne et le patriotisme russe. Cette orientation le rend peu solidaire de ceux qu’on appelle alors les dissidents, comme le physicien Sakharov, qui sont engagés contre le communisme dans l’espoir que la Russie se convertisse à la démocratie libérale et à la philosophie des droits de l’homme. Avec eux, cependant, il partage le sort des persécutés par le KGB, voués à écrire en cachette et à manœuvrer pour que leurs manuscrits échappent aux perquisitions et passent à l’ouest afin d’y être publiés.

     C’est dans ces conditions périlleuses que Soljénitsyne, entre 1958 et 1968, a écrit l’Archipel du goulag : l’archipel, c’est ce chapelet de camps qui forment autant d’îlots sur la carte de l’Union soviétique, le mot goulag étant l’acronyme russe de « Direction principale des camps de travail ». Par peur de représailles contre les centaines d’anciens détenus qui lui ont confié leurs témoignages, l’écrivain retarde la publication de son livre, dont le KGB connaît l’existence. Mais en septembre 1973, Soljénitsyne apprend qu’une de ses dactylographes, interrogée trois jours et trois nuits durant par la police, a avoué le lieu où elle avait caché un exemplaire du manuscrit et que, rentrée chez elle, elle s’est pendue (à moins que les policiers l’ait tuée et pendue). Aussitôt l’écrivain ordonne que l’ouvrage, dont un exemplaire attendait à l’ouest, soit publié.

      Le premier volume de L’Archipel du goulag paraît donc à Paris, en décembre 1973, aux éditions YMCA-Press, fondées avant-guerre par des Russes en exil. La traduction française est publiée six mois plus tard, concomitamment aux traductions en anglais, en allemand et en suédois. Mais au cours des premiers mois de 1974, alors même que l’ouvrage n’est disponible qu’en russe, et n’a donc été lu que par des critiques lisant cette langue, il déclenche un furieux débat. Ce débat est attisé, évidemment, par l’exil forcé de l’auteur : en février 1974, expulsé d’URSS et déchu de sa nationalité soviétique, Soljénitsyne se réfugie à Zürich.

     L’Archipel du goulag n’est pas le premier ouvrage sur l’univers concentrationnaire russe. En 1946, Victor Kravchenko, un exilé soviétique, a publié aux Etats-Unis un gros livre dénonçant le système répressif de l’URSS, livre traduit en France sous le titre de J’ai choisi la liberté et ayant donné lieu à Paris à un célèbre procès, l’hebdomadaire communiste Les Lettres françaises ayant accusé l’auteur de mentir. Mais au début des années 1970, la guerre froide est loin. « Détente » oblige, l’Occident fait des affaires avec l’URSS, et la France pompidolienne n’échappe pas à cette logique. Si les dissidents soviétiques sont respectés, ils gênent quelque peu. A gauche, les communistes sacralisent toujours l’Union soviétique. Et en 1972, François Mitterrand et Georges Marchais ont signé un programme commun de gouvernement : aux yeux des socialistes, l’anticommunisme reste une maladie honteuse, et l’antisoviétisme, un réflexe réactionnaire.

      Or Soljénitsyne décrit l’univers concentrationnaire soviétique non comme une perversion stalinienne, mais comme le fruit même du communisme. C’est pourquoi l’Archipel du goulag provoque un choc, mettant en lumière une réalité que l’époque voulait oublier.

     Le 17 janvier 1974, l’Humanité, incrimine cette publication d’entrer dans le cadre d’une « campagne antisoviétique contre la détente ». Le 28 janvier, le Nouvel Observateur publie un article de son collaborateur K.S. Karol, qui a vécu en URSS pendant la guerre et qui a passé treize mois dans un camp de travail : « Soljenitsyne n’a rien inventé », assure-t-il. Le lendemain, le quotidien communiste accuse l’hebdomadaire « d’enrayer le progrès irrésistible de l’union de la gauche ». Le 18 février, c’est Jean Daniel qui rend hommage à l’écrivain russe, le directeur du Nouvel Observateur se défendant toutefois avec force d’être anticommuniste.

     Au mois de juin 1974, le premier volume de l’Archipel est enfin disponible en français : en quelques semaines, il s’en vend 700 000 exemplaires, et un succès voisin attend le deuxième volume, qui paraît à la fin de l’année.

     Le 11 avril 1975, à l’occasion de la parution du Chêne et le veau, évocation par Soljénitsyne de ses combats contre le pouvoir soviétique, Bernard Pivot organise une émission spéciale d’Apostrophes autour de l’écrivain. Invité, Jean Daniel proteste contre l’absence sur le plateau d’un représentant du parti communiste. A la date de l’émission, en Indochine, l’offensive communiste est près de triompher au Cambodge et au Vietnam. Au cours du débat, Soljénitsyne avertit que ces deux pays vont devenir un goulag, affirmation qui suscite des hauts cris. Six jours plus tard, les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh, et entreprennent aussitôt de vider la ville, dont la population est conduite aux travaux forcés…

      Le troisième tome de l’Archipel paraît l’année suivante. Dans le Monde du 13 avril 1976, Bernard Féron, le chroniqueur du quotidien pour les pays de l’Est, estime que Soljénitsyne est « un terrible simplificateur » : « si l’on n’y prend garde, il passera de l’intransigeance qui sauve à l’intolérance qui aveugle ».

     En octobre 1976, Soljénitsyne quitte la Suisse pour les Etats-Unis, s’installant dans une maison isolée, au milieu d’une forêt du Vermont, où il rédigera la Roue rouge, une immense épopée historique sur la révolution russe. En 1994, après la chute du communisme à laquelle il a contribué en profondeur, il retourne dans son pays natal. A ce moment-là, pour un certain milieu intellectuel français, le grand écrivain, qui a fait scandale, en 1993, en Vendée, en comparant les crimes de la Révolution française et les crimes du communisme, est définitivement devenu un infréquentable.

     En Russie, l’Archipel du goulag est inscrit au programme des lycées depuis 2009. En France, on ne sait pas combien de professeurs l’ont lu.

Jean Sévillia

Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du goulag, édition nouvelle revue et augmentée par l’auteur.

Vol. I (tome 4 des œuvres complètes), Fayard, 1991, 562 pages, 45,70 €.

Vol. II (tome 5 des œuvres complètes), Fayard, 2011, 638 pages, 39,60 €.

Vol. III (tome 6 des œuvres complètes), Fayard, 2013, 546 pages, 45 €.

Traduction révisée par Geneviève Johannet.

 

 

 

 

 

   

            

 

 

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