Questions de souveraineté

Présidentielle 2002 Après les résultats du second tour de scrutin.

Depuis le 21 avril, les analystes ont dit et redit combien l’explosion de l’insécurité a joué un rôle majeur dans la surprise du premier tour. Les autres motivations des électeurs du Front national ont été recensées : immigration, chômage, justice. Il est cependant un élément d’analyse du scrutin qui n’a guère été relevé, parce qu’il bouscule le confort intellectuel procuré par l’opposition lepénisme – antilepénisme : la question européenne. Si l’ensemble des partis de gouvernement considère celle-ci comme résolue, il n’est est pas de même dans l’opinion.

Ce débat n’engage pas seulement les 4,8 millions de Français qui se sont portés sur Jean-Marie Le Pen au premier tour (qui propose de dénoncer les actuels traités européens) ou les 600 000 qui lui ont préféré Bruno Mégret. Car la profession de foi de Jean Saint-Josse (1,2 million de voix) stigmatisait une « Europe supranationale et centralisée devenue une fin en soi », tandis que Jean-Pierre Chevènement (1,5 million de suffrages) affirmait vouloir « refonder l’Europe sur la démocratie et les nations ». Où classer leurs électeurs : à droite ou à gauche ?
Bien sûr, il ne faut pas tout confondre. Ranger Chevènement, Saint-Josse ou Le Pen dans la même catégorie ne revêtirait aucun sens du point de vue de leurs itinéraires, de leurs objectifs et de leur positionnement politique les consignes du second tour suffiraient à le prouver. Mais en ce qui concerne leurs électeurs, qu’en est-il ? Un électeur n’est pas un militant : c’est un citoyen qui se prononce dans un contexte donné et opère son choix en fonction de paramètres qui sont loin d’être tous rationnels. A plus forte raison aujourd’hui où les partis subissent un grave discrédit et se heurtent à un recul de l’engagement civique, manifesté par un abstentionnisme élevé et par la volatilité de l’électorat.

En conséquence en dehors de toute grille de lecture strictement politicienne et en écartant les antagonismes radicaux des intéressés il n’est pas innocent de constater que plus de huit millions de Français ont voté pour des candidats affichant publiquement leur euroscepticisme attitude qui comporte un large spectre de nuances. Ce calcul vaut aussi à l’extrême gauche, où il faut de même distinguer les candidats, les programmes et les électeurs. Une infime minorité mise à part, les 2,9 millions de votants qui ont déposé dans l’urne un bulletin Laguiller, Besancenot ou Gluckstein n’ont jamais lu une ligne de Marx ou de Trotski, et rêvent moins du grand soir révolutionnaire qu’ils n’expriment le malaise des exclus de la prospérité européenne. Ajouterons-nous le million d’ultimes fidèles du Parti communiste ? On arrive alors à 14 millions d’électeurs rétifs au modèle socio-politique dominant (économie de marché, Europe, mondialisation). 14 millions sur 29 millions de suffrages exprimés le 21 avril, c’est presque la moitié des votants.

Un peu moins d’un électeur sur deux, c’était déjà le résultat recueilli par le non, en 1992, lors du référendum sur le traité de Maastricht. A l’époque aussi, les motivations du vote réfractaire avaient été diverses, recouvrant des projets ou des philosophies parfois inconciliables. Il est néanmoins frappant de constater la persistance de courants eurosceptiques lors de tous les scrutins nationaux de la décennie écoulée.

C’est peut-être pour l’avoir oublié qu’on n’a pas vu venir le score de Jean-Marie Le Pen le 21 avril. Les commentateurs ont abondamment comparé les scrutins de 1995 et 2002 deux élections présidentielles. Ils ont cependant fait l’impasse sur les européennes de 1999. Il importe quand même de rappeler qu’à cette occasion, à droite, la liste Pasqua-Villiers, avec 13 % des voix, avait devancé la liste Sarkozy (12,7 %), et que cela avait été ressenti comme un choc immense. Le 21 avril 2002, les pro-européens du centre et de droite ont pu voter Jacques Chirac, François Bayrou ou Alain Madelin. Antieuropéens mais privilégiant un vote catégoriel, les supporters de Jean Saint-Josse, par rapport à 1999, ont légèrement accru leur nombre. Quant aux souverainistes de droite ni Charles Pasqua ni Philippe de Villiers n’étant en lice, et Jean-Pierre Chevènement peinant à rompre avec son passé socialiste pour devenir « l’homme de la nation » qu’il prétendait être , pour qui pouvaient-ils voter ? Un pourcentage non négligeable d’entre eux a franchi le pas vers Le Pen ou Mégret.

La pensée officielle soutient que l’Europe telle qu’elle se construit depuis le traité de Maastricht est la seule possible. Des citoyens n’en sont pas convaincus. A leurs objections, il est répondu par des arguments tautologiques, quand ce n’est pas par des injures. Ces mêmes citoyens auraient aimé pouvoir donner leur avis sur les traités qui ont découlé de Maastricht (Amsterdam, Nice), mais l’occasion démocratique ne leur en a pas été fournie. Est-il interdit d’émettre des réserves, des doutes ou des critiques sur les abandons de souveraineté consentis par la France, sur la logique forcée des décisions communautaires, sur l’opportunité d’une Constitution européenne ?

Droite ou gauche confondues, une génération de dirigeants a désappris ou méprisé la notion de patrie. Dans les profondeurs du pays, des millions de citoyens souffrent quand la France est mise en accusation pour son passé, quand la Corse est abandonnée aux factions, quand La Marseillaise est sifflée et quand ce qu’il reste de l’armée française est réduit à faire de la figuration aux ordres des Américains. Ces citoyens ne refusent pas d’être des Européens on ne commande pas à l’histoire et à la géographie mais s’inquiètent des moyens laissés à la nation pour maîtriser son destin propre. Si on ne répond pas à leurs interrogations, ils utilisent leur bulletin de vote, fût-ce d’incorrecte façon.

Au début de l’année, il a été répété que l’introduction de l’euro s’était bien passée. Qui sait si le scrutin du 21 avril ne constitue pas une réplique inattendue à ce bel optimisme ?

Jean Sévillia

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