Philosopher pour tenter de vivre

Robert Redeker vit sous protection policière depuis qu’il a été menacé par des islamistes. Il publie aujourd’hui un essai sur les dérives du sport contemporain.

« Boycottons les Jeux de la honte d’un Etat liberticide ! ». C’était dans le Figaro du 28 mars dernier : sept intellectuels appelaient à sanctionner la Chine. Parmi eux, Robert Redeker. L’olympisme, le sport, c’est pourtant sa passion : ancien cycliste amateur, longtemps joueur de rugby, il lit chaque jour l’Equipe. Signataire de nombreux articles sur le sujet dans les revues Les Temps modernes ou Le Débat, il avait aussi publié un essai incisif en 2002 : Le Sport contre les peuples (Berg International). Il récidive avec un livre au titre provocateur : Le Sport est-il inhumain ?

Il y a dix-huit mois, le nom de Redeker avait fait l’actualité. Rien à voir avec le sport, mais avec le fait que sa vie venait de basculer. Le 19 septembre 2006, une tribune de cet agrégé de philosophie paraissait dans Le Figaro : « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ». Quelques jours plus tard, il était l’objet de menaces émanant de la mouvance al-Qaida. Placé sous protection policière, il devait quitter son domicile, près de Toulouse, et cesser de se rendre au lycée où il enseignait.

S’ensuivit l’affaire Redeker. Quoi qu’on pense des propos que celui-ci avait tenus, et de la façon dont il les avait formulés, la liberté d’expression est une culture française et un droit constitutionnel. Or les premières réactions du monde politique et de l’Education nationale semblèrent faire porter la faute sur celui qui avait parlé, et non sur ceux qui l’avaient menacé. Les soutiens viendront, tardifs : meetings, pétitions. En octobre 2006, un postier était arrêté, à Orléans, identifié comme l’expéditeur de menaces de mort adressées à Redeker par courriel. Et en janvier 2007, la police marocaine interceptait un djihadiste dont la responsabilité était établie dans les menaces diffusées contre lui sur Internet. La DST prévenait cependant le Français : pour lui, rien ne serait jamais plus comme avant. Il a raconté ces heures sombres dans un livre désespéré : Il faut tenter de vivre (Seuil).

Aujourd’hui, il n’enseigne plus. Affecté au CNRS, le philosophe travaille chez lui, dans une nouvelle maison dont nul ne sait où elle se situe. Changeant sans cesse ses habitudes, il va chercher son courrier à 40 kilomètres, dans une boîte postale anonyme, portant à la ceinture une balise reliée à la police. Lorsqu’il se déplace loin, c’est sous escorte. Au mois d’avril dernier, il s’est rendu à Madrid à l’occasion de la sortie de la traduction d’Il faut tenter de vivre : un voyage sous haute sécurité.

Clandestin dans son propre pays, il a particulièrement souffert, en février 2007, à la mort de son père. Le nom de Redeker ne devant apparaître nulle part, ni à la mairie, ni à l’église, ni dans les annonces de décès de la presse locale, l’enterrement a eu lieu en catimini. « Comme s’il avait été un bandit », s’insurge le fils. La consolation viendra d’une gerbe envoyée par Jean-Luc Moudenc, alors maire de Toulouse, prévenu par un ami commun.

Walter Redeker, le père de Robert, était ouvrier agricole. Cet Allemand fixé dans le Sud-Ouest aimait le football. Dans ses vieilles années, il regardait des matchs à la télévision en compagnie de son fils, tous deux enfoncés dans le canapé du salon. « Un bonheur dont le souvenir fait couler des larmes douces amères sur mes joues », écrit Robert Redeker, qui a dédié à son père Le Sport est-il inhumain ?.

Ce livre est une charge violente contre le sport contemporain. L’auteur part de ce qui saute aux yeux de tous : la transformation des joueurs. Hier, Kopa, Poulidor ou Platini « possédaient une apparence physique semblable à la nôtre». Dorénavant, les champions sont « des montagnes de muscle, des Robocop et des Terminator. » Ce ne sont plus des hommes qui s’amusent à courir à vélo ou derrière un ballon, ce sont des « mutants ». Soumis aux lois d’un marché sur lequel ils se monnayent de plus en plus cher, ils sont contraints de reculer les limites de leurs performances. « Le dopage, remarque Redeker, se définit par la possibilité de changer de corps sur le long terme ». C’est donc un nouveau type d’homme qui se forme : « Rien n’empêche les sportifs de se considérer comme une race à part de l’humanité, une race en cours de fabrication ».

Fustigeant la logique « eugéniste » du sport, raillant la vertu de panacée universelle qu’on lui attribue (le sport guérirait le racisme aussi bien que le délitement du lien social), déplorant la substitution du stade à la Cité (au sens d’Aristote), analysant « le supportérisme » comme un symptôme de « l’ère du vide », Redeker médite en réalité sur la crise du sens de l’homme contemporain. Il s’y exerce en philosophe, citant Platon, Auguste Comte ou Michel Foucault, et à coups de belles formules comme celle où il évoque le Tour de France d’autrefois, qui apprenait la géographie et l’histoire du pays, comme « le Barrès de ceux qui ne savaient pas lire ».

Politiquement, cet homme venu de la gauche de la gauche ne se reconnaît dans rien d’autre, maintenant, que la tradition républicaine. Récusant toute accusation d’animosité envers les musulmans, il confesse une foi discrète, rappelant que Kierkegaard lui a appris que « le christianisme, c’est la victoire sur le doute ». Son questionnement sur les mutations anthropologiques perceptibles à travers l’évolution du sport bute sur un espoir : « Il y a chez l’homme quelque chose d’irréductible, c’est l’âme. »

Robert Redeker a une famille. « Cela aide à vivre, insiste-t-il, et c’est aussi pour mon entourage que j’essaie de surmonter l’abattement qui me guette». Cet été, regardera-t-il ces Jeux de Pékin que, sans y croire, il a appelé à boycotter ? « Evidemment oui. Il faut accepter ses contradictions…»

Jean Sévillia

Le sport est-il inhumain ?, de Robert Redeker, Panama.

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