Les Grecs, l’Europe et l’Islam

Au printemps 2008, Sylvain Gouguenheim, qui enseigne l’histoire médiévale à l’Ecole normale supérieure de Lyon, publiait Aristote au Mont-Saint-Michel (1). Il y montrait que l’Occident, au Moyen Age, n’avait jamais été coupé de ses sources philosophiques helléniques, que ce soit à travers les liens entretenus entre le monde latin et Byzance, ou à travers l’oeuvre des traducteurs européens qui n’ont cessé de se confronter aux textes originaux. Sans minimiser l’apport des commentateurs musulmans, d’Avicenne à Averroès, l’historien soulignait donc que les pays d’islam ne peuvent être considérés comme l’unique canal de la transmission du savoir antique.

A peine paru, ce livre savant déclenchait une polémique qui, traversant la presse et l’université, allait durer plusieurs mois. Pendant que des historiens prenaient la défense de son auteur (Jacques Le Goff, Rémi Brague, Jacques Heers), d’autres l’incriminaient d’«islamophobie». Une accusation reprise aujourd’hui par un livre collectif signé d’une dizaine d’universitaires (2). Rédigé sur un ton extrêmement offensif, ce volume met en cause, pêle-mêle, «la philosophie de l’histoire sarkoziste», les «racines chrétiennes de l’Europe», Benoît XVI et Sylvain Gouguenheim… Nous donnons la parole à ce dernier : la controverse continue.

J.S.

1) Seuil.

2) Les Grecs, les Arabes et nous, essai sur l’islamophobie savante, sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach, Fayard.

Le Figaro Magazine – La polémique suscitée par votre livre était-elle de nature scientifique ou de nature idéologique ?

Sylvain Gouguneheim – Mes détracteurs me reprochent d’avoir inventé l’idée selon laquelle notre univers culturel majore le rôle de l’islam médiéval dans la transmission des savoirs antiques, mais c’est pourtant bien la thèse qu’ils assènent, en la parant d’atours scientifiques, niant ou minorant le rôle des chrétiens d’Orient, ou exposant le rapport des Européens du Moyen Age à la culture de façon caricaturale, moqueuse ou sarcastique. Cette vision de l’histoire est idéologique.

Que vaut l’accusation d’islamophobie ?

Le terme n’est pas scientifique. Il a été forgé pour discréditer celui à qui on colle cette étiquette : l’islamophobe, saisi d’une peur irrationnelle devant ce tout qui est musulman, n’aurait pas toute sa raison, et serait habité par des arrière-pensées racistes. Comme si l’islam était une race, et non une religion… Dès lors que l’accusation est lancée, il n’y a plus de débat possible. L’expression est donc une arme d’intimidation massive.

Comme historien, quelle lecture faites-vous de l’ouvrage qui paraît contre vous ?

A l’exception de deux contributions qui restent dans le registre de la discussion savante – celle de Christian Förstel sur « les Grecs sans Byzance » et celle Marwan Rashed sur « les Débuts de la philosophie moderne » -, les auteurs semblent avoir perdu le sens de la mesure, recourant à un ton, au mieux, moqueur, au pire, agressif, violent ou même haineux. Ce procédé est indigne. L’article « Avicenne à Ratisbonne » (!) part en guerre contre Benoît XVI, ce qui est manifestement hors-sujet. Les attaques contre l’historien Fernand Braudel – incriminé de racisme et d’islamophobie – sont dérisoires. Une universitaire ose écrire (p. 278) qu’ « il est plus que discutable d’utiliser le Nouveau Testament pour documenter (sic) la vie du Christ, ou le Coran pour retracer la vie de Muhammad ». Et avec quoi pourrait-on écrire, en historien, la vie du Christ en dehors du Nouveau Testament ? L’ouvrage a dû être relu et corrigé, avant parution, par des avocats. Moi, j’écris des livres d’histoire, et mon éditeur n’a pas besoin d’avocats pour me relire.

Un des axes de ce livre est de contester la notion de civilisation…

Nombre d’historiens, d’anthropologues et d’ethnologues ont réfléchi à cette notion. Il est possible d’hésiter sur les frontières qui délimitent une civilisation, ou de se demander quelles différences on peut établir entre civilisation et culture. Il reste que les civilisations sont des créations de l’espèce humaine à travers l’histoire. Si vous allez au Japon, vous voyez bien que vous n’êtes pas en Europe, et que ce n’est pas qu’une simple question de culture, de langue ou d’écriture : vous êtes confronté à des différences qui ne sont pas de l’ordre du quotidien, mais relèvent de phénomènes de très longue durée. Les civilisations échangent entre elles, mais parfois se ferment : une civilisation se marque par ses emprunts, mais aussi par ses refus. Je comprends que l’on discute sur la définition d’une civilisation, parce que ce n’est pas un être biologique et que sa définition est subtile, mais pas que l’on conteste cette notion en soi, qui est un fait.

Pourquoi, chez beaucoup d’intellectuels occidentaux, ce mépris de l’Occident ?

Mettons en avant, comme vertu, le fait d’être capables de nous critiquer nous-même, et d’examiner notre passé. On va cependant trop loin, au point de ne plus voir que des aspects négatifs dans notre histoire. Cette perspective est destructrice : à quoi bon l’avenir, si l’Occident ne produit que du mauvais ?

Est-ce que la liberté de recherche vous paraît compromise à l’Université ?

Quand on se souvient du déchaînement de Sartre contre Camus, dans les années 1950, ou de l’ostracisme qui frappa le sinologue Simon Leys, dans les années 1970, parce qu’il avait compris avant tout le monde ce qu’était le maoïsme, on constate que la chape de plomb n’est pas nouvelle. Ces gens qui prétendent défendre la liberté la menacent en réalité. Malheureusement, c’est une spécificité française : en Europe, l’accueil réservé à mon livre a été équilibré.

Propos recueillis par Jean Sévillia

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