Y a-t-il des dysfonctionnements au sommet de l’Eglise ? Benoît XVI a-t-il renoncé à réformer la curie ? Réponses entendues dans les coulisses, à Rome.
Sur la place Saint-Pierre, ce jour-là, le serpentin de la file d’attente s’est allongé un peu plus : après Pâques, la foule se presse pour visiter la basilique et descendre dans la crypte où Jean-Paul II est inhumé. Dans les musées du Vatican, la bousculade est la même. Fidèles ou touristes ne manquent pas de photographier les gardes suisses, en se demandant quels secrets ils protègent.
De quelque côté que l’on regarde la cité du pape, l’endroit paraît massif, écrasé par le palais apostolique ou caché par les hauts murs qui ceinturent le plus petit Etat du monde. La majesté des lieux participe du mythe : ici siégerait une administration pontificale mystérieuse et toute-puissante.
La réalité est à la fois plus simple, et plus complexe. Plus simple, parce que le gouvernement de l’Eglise repose, si étonnant que cela paraisse, sur un nombre d’hommes assez faible. Plus complexe, parce que ce monde est en effet opaque, s’appuyant sur des règles subtiles, qu’il faut du temps pour comprendre.
Enquêter au Vatican, c’est rencontrer des interlocuteurs qui, à quelques exceptions près, n’acceptent de parler que sous le couvert de l’anonymat.
Comment l’Eglise catholique est-elle dirigée à son sommet ? Par le pape, bien sûr, et par la curie. Le souverain pontife s’appuie d’abord sur la secrétairerie d’Etat. A sa tête, le secrétaire d’Etat, qui est quelque chose comme un Premier ministre. Celui-ci a deux sections sous ses ordres, l’une pilotée par le substitut pour les Affaires générales (l’équivalent d’un secrétaire général ou d’un ministre de l’Intérieur), l’autre par le secrétaire pour les Relations avec les Etats (assimilable à un ministre des Affaires étrangères), qui lui-même supervise le travail des 114 nonces (les ambassadeurs du Saint-Siège) actuellement en activité.
La secrétairerie d’Etat coordonne elle-même l’ensemble des dicastères : neuf congrégations (comparables à des ministères), onze conseils pontificaux (l’équivalent de secrétariats d’Etat) et une myriade d’organismes, dont certains ont été fondés à la Renaissance : la Pénitencerie apostolique, le Tribunal suprême de la signature apostolique, le tribunal de la rote romaine, la préfecture de la maison pontificale…
Par commodité, pour faire comprendre les différents rôles au sein de la curie, on a l’habitude d’utiliser des métaphores politiques. Il ne faut jamais oublier, cependant, que l’Eglise est une institution religieuse : l’immense majorité des questions que traitent la secrétairerie d’Etat ou les dicastères sont donc des questions purement religieuses. «Les congrégations n’ont pas toutes le même poids, explique un connaisseur : quatre d’entre elles -Doctrine de la foi, Evêques, Clergé et Evangélisation des peuples- sont les plus stratégiques.»
Combien de personnes ces instances emploient-elles ? C’est ici que les chiffres surprennent. Quand on dit que 2 700 personnes travaillent au Vatican, c’est une donnée globale, qui inclut les jardiniers. Pour ce qui est du gouvernement de l’Eglise stricto sensu, le nombre est très limité : si la secrétairerie d’Etat compte 160 noms sur ses registres, chaque congrégation tourne avec une trentaine de personnes, quelques conseils avec cinq employés seulement. Le total avoisine les 450 personnes, pour un milliard de catholiques !
Les mécanismes de la curie, sous l’angle de la rationalité, ne sont guère logiques : les informations ne passent pratiquement pas d’un dicastère à l’autre, et les domaines d’intervention de chacune des congrégations ou des conseils ne sont pas toujours délimités, si bien que deux prélats peuvent sans le savoir se pencher sur le même dossier.
«La réforme de la curie? C’est un serpent de mer : on en parlait déjà sous Paul VI», commente un vieux routier du palais apostolique. Vaticaniste réputé, chroniqueur religieux de l’hebdomadaire L’Espresso, Sandro Magister est formel : «A mon avis, Benoît XVI a renoncé à réformer la curie, et il y a renoncé avant d’être élu, sachant qu’un pape de son âge n’aurait pas le temps de mener à bout une entreprise aussi compliquée.»
Depuis le début de son pontificat, Benoît XVI a profondément renouvelé la curie, en plaçant des hommes à lui. Il reste bien sûr, aux postes de commande, quelques prélats dont les désaccords avec le cardinal Ratzinger étaient de notoriété publique : ainsi le cardinal Re, un Italien, préfet de la congrégation pour les Evêques, ou le cardinal Kasper, un Allemand, qui préside le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens. D’après certains spécialistes, le cardinal Silvestrini – un Italien qui fut une figure du courant « progressiste », mais qui, à la retraite, n’est plus électeur au sein du collège cardinalice – dirige une opposition souterraine au sein du Vatican. Ce sont cependant, estiment les mêmes observateurs, des phénomènes marginaux. L’Italien Bertone, l’Américain Levada, l’Espagnol Cañizares (surnommé dans son paysle « Petit Ratzinger ») ou l’Indien Dias sont des cardinaux avec lesquels Benoît XVI se sent totalement en phase, comme Mgr Burke, un Américain, le nouveau préfet de la Signature apostolique. Quatre ou cinq postes clés sont prochainement à pourvoir, et ce sont des nominations dont le sens sera guetté.
«Benoît XVI confie des responsabilités à des prélats qui ont sa confiance, commente Sandro Magister. Mais ce n’est pas une équipe : ce sont des individualités qui travaillent séparément.» Le pape lui-même est un solitaire, qui n’aime pas être dérangé dans son travail théologique. Ce travail est-il suivi ? Une rumeur voudrait que peu de gens, à la curie, aient lu le Jésus de Nazareth de Benoît XVI, jugeant le livre trop difficile. «C’est peut-être un problème, sourit un observateur : ce pape, que les fidèles écoutent avec respect, est trop intelligent aux yeux de certains cardinaux…»
Pour ce qui est du gouvernement quotidien de l’Eglise, Benoît XVI s’en remet à ses subordonnés. Mais le secrétaire d’Etat, le cardinal Bertone, voyage beaucoup, et n’est pas non plus un administrateur : c’est du moins ce que lui reprochent ceux qui sont issus de la prestigieuse Académie pontificale, qui forme les diplomates du Vatican. «Il déplaît à certains, soutient au contraire un autre observateur, parce qu’il gouverne trop, et bouscule les plans de clans installés dans la curie.»
Dans sa lettre aux évêques, après l’affaire Williamson, le pape reconnaissait – avec une naïveté touchante – que le Saint-Siège aurait pu éviter de cruels problèmes en consultant internet. Alors que l’information est mondialisée et immédiate, le Vatican est en effet doté d’un système de communication qui peine à se moderniser, même si L’Osservatore romano a pris le tournant d’un journal réellement professionnel ou si le site du Vatican s’est mis au chinois.
Le père Lombardi, proche de Benoît XVI, cumule les fonctions de directeur de la salle de presse du Vatican, de directeur de Radio-Vatican et du Centre de télévision vaticane. On le qualifie de «porte-parole du pape» mais, de son propre aveu, s’ils se téléphonent souvent, il ne voit Benoît XVI qu’une fois par mois environ. Joaquin Navarro-Valls, un Espagnol, remplissait la même fonction auprès de Jean-Paul II, mais cet ancien journaliste savait intervenir directement auprès du pape en urgence. Cette configuration n’existe plus et crée une zone à risque pour le Saint-Siège, quand une affaire concernant l’Eglise peut survenir sur n’importe quel coin du globe et être commentée par les médias, avant même que le pape soit alerté.
Dans le même sens, l’Eglise est confrontée à un choc entre sa culture hiérarchique et l’uniformisation d’un monde qui place tout sur le même plan. Ce n’est pas parce qu’un cardinal prend une position sur tel ou tel sujet, au cours d’une interview, qu’il engage forcément l’Eglise universelle. Mais le système médiatique n’a que faire de ces arguments, et sortira la« petite phrase » dont il fera une arme dialectique quand elle paraîtra contredire la voix officielle de l’Eglise.
«Il y aura d’autres affaires, affirme un vaticaniste, parce que Benoît XVI, jugé trop traditionnel, déplaît à un certain nombre de gens. Mais ils seront déçus, parce que le prochain pape aura les mêmes orientations, la grande majorité du Sacré Collège étant à l’unisson avec le Saint-Père.»
Le prochain pape ? Officiellement, personne ne parle de la succession. Il se murmure cependant que d’aucuns la préparent, même parmi les plus fervents soutiens de Benoît XVI. L’Eglise se projette toujours dans l’avenir : jusqu’à l’éternité.
Jean Sévillia