Lavisse, l’instituteur national

L’«Histoire de France» d’Ernest Lavisse est rééditée. Sa vision du passé est parfois obsolète, mais ce monument reflète une France qui était fière d’elle-même.

Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… En ce temps-là, les écoliers – les garçons d’un côté, les filles de l’autre – portaient une blouse, se levaient devant l’instituteur, effectuaient des dictées, et apprenaient par cœur. Dans leurs cahiers, ils recopiaient à la plume sergent-major les leçons qui s’inscrivaient au tableau noir. Parmi leurs manuels, il y avait un livre d’histoire de France. En introduction de ce manuel – édition pour le cours moyen, 1re et 2e années -, l’auteur s’adressait ainsi aux enfants : « Vous verrez que ont versé leur sang dans de glorieuses batailles pour que la France fût honorée entre toutes les nations. Vous apprendrez ainsi ce que vous devez à vos pères, et pourquoi votre premier devoir est d’aimer par-dessus tout votre patrie, c’est-à-dire la terre de vos pères. » C’était en 1894, et l’auteur du manuel, ponte de la IIIe République, « instituteur national » comme le surnomme Pierre Nora dans Les Lieux de mémoire, s’appelait Ernest Lavisse. Son ambition différait sensiblement de celle revendiquée de nos jours par les manuels destinés au même âge : « Amener les élèves à se repérer, à se situer dans des époques et des lieux aux échelles multiples de temps, de mémoire, d’espaces et d’acteurs qui sont ceux de la vie locale et quotidienne des élè ves et ceux du monde… » (Histoire, CM2, cycle 3, Bordas, 1997).

Né au Nouvion-en-Thiérache, dans l’Aisne, en 1842, Lavisse, boursier issu d’un milieu modeste, entre à l’Ecole normale supérieure, puis passe l’agrégation d’histoire. Professeur de lycée, il est remarqué par Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique de Napoléon III. Sur sa recommandation, en 1868, il devient précepteur du prince impérial. Eprouvé par la chute de l’Empire et la défaite de 1870, il part pour Berlin, où il prépare sa thèse d’Etat. Maître de conférences à Normale Sup en 1876, professeur à la Sorbonne en 1888, il va plus s’orienter vers les travaux de synthèse que vers l’érudition.

En 1892, Hachette lui commande une Histoire de France des origines à la Révolution, 18 volumes qui paraîtront de 1903 à 1911. La même année, il est élu à l’Académie française. Pendant l’affaire Dreyfus, aspirant à mettre un terme au déchirement de la nation, il milite pour « la réconciliation et l’apaisement », refusant l’opposition entre la justice et l’armée. Directeur de Normale en 1904, Lavisse est donc un républicain modéré, même si Péguy et l’Action française le prennent pour cible. En 1905, ce sexagénaire recru d’honneurs accepte une nouvelle commande : une Histoire de France contemporaine, dont les 9 volumes, retardés par la Grande Guerre, seront publiés entre 1920 et 1922. Comme la série précédente, c’est une œuvre collective. L’ensemble représente 27 volumes, que les Editions des Equateurs, qui ont déjà réédité l’ Histoire de France de Michelet, autre bonze républicain, entreprennent aujourd’hui de remettre à la disposition du public.

Pierre Nora, dans sa préface générale, définit ce monument éditorial comme « l’expression indépassable d’un grand moment historique et national, au croisement d’une histoire en train de se faire scientifique et d’une République en train de se faire définitive ». La genèse de l’Histoire de France de Lavisse doit être comprise dans son contexte. D’abord celui du processus intellectuel né avec Mabillon, au XVIIe siècle, et qui a conduit à faire de l’histoire une discipline scientifique. Par ailleurs celui de cette période où, après un siècle de secousses politiques (Révolution, Empire, Restauration, République, Second Empire, République…), l’histoire se donne pour but de donner une cohésion, par l’écriture du « roman national », à un peuple en quête de continuité et de légitimité. L’histoire, explique Nora, « était devenue, du primaire au supérieur, l’instrument principal de formation de la conscience civique et nationale ».

Lavisse sera donc un historien à deux étages. Au niveau supérieur, les gros volumes pour adultes. Au niveau inférieur, le manuel scolaire. De 1884 (première édition) jusqu’en 1914, le Petit Lavisse, imprimé à des millions d’exemplaires, enseignera l’histoire de leur pays aux écoliers français, dans une perspective qui dominera jusqu’aux années 1950 : celle d’une aventure collective née avec les Gaulois. Cette vision repose sur des présupposés discutables, mais elle fera consensus, de la gauche à la droite, jusqu’au grand chamboulement apporté par l’école des Annales (qui remettra en question le cadre national comme lieu de l’étude du passé), par le relativisme de Mai 68 et par la repentance postcoloniale.

Dans le Petit Lavisse de 1894 (pour le cours moyen), les règnes d’Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI sont traités en 84 pages. Dans un manuel d’aujourd’hui (Histoire géographie, CM 1, cycle 3, Hatier, 2003), la période équivalente représente deux pages. Il reste convenu, au sein de l’Education nationale, de stigmatiser l’histoire à la Lavisse. Est-ce de la nostalgie, pourtant, de regretter le temps où les élèves du primaire possédaient des connaissances en histoire que les bacheliers d’aujourd’hui ne maîtrisent sans doute même pas ?

Jean Sévillia

Histoire de France, d’Ernest Lavisse, Editions des Equateurs. L’ensemble représentera 27 volumes, dont la publication, au rythme d’un volume par mois, s’étalera jusqu’en 2011.

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