Crime sans châtiment

Un ouvrage passionnant brosse le tableau de la Chine du XXe siècle à travers ses quatre leaders. Au premier rang, Mao Zedong et son « terrible bilan humain ».

     Quatre hommes ont bâti la Chine moderne.Sun Yat-sen (1866-1925), premier président de la République, fondateur du Guomindang, mouvement qui a importé d’Occident le nationalisme, la démocratie et le socialisme, et initiateur, avec le soutien de l’URSS et des communistes, de la rébellion contre le gouvernement impérial.Chiang Kai-shek (1887-1975), héritier de Sun Yat-sen, unificateur de la Chine, président de la République et adversaire des communistes.Mao Zedong (1893-1976), vainqueur de Chiang Kai-shek et champion des autres leaders communistes, resté pendant vingt-cinq ans le maître du pays.Et enfin Deng Xiaoping (1904-1997), liquidateur de l’ère maoïste, modernisateur de la Chine et pionnier de l’ouverture du pays vers l’extérieur.

     A travers la trajectoire de ces quatre hommes, l’historien Rémi Kauffer raconte le destin de la Chine au XXe siècle, dans un livre qui constitue une fresque passionnante, nourrie de mille anecdotes. Il y évoque en ces termes la première rencontre de Mao et de Staline, à Moscou, en 1949 : « Deux des plus grands tueurs de masse de l’histoire, qui peuvent se renifler à la manière des grands fauves » (1). Que Staline ait été un des plus grands tueurs de l’histoire est connu et reconnu. Mais que Mao l’ait été à un degré supérieur est plus ou moins occulté, au point que son portrait par Andy Warhol continue d’être reproduit à l’infini sous forme de poster ou de tee-shirt, comme une image banale. Pourquoi cette impunité ?

     Né en 1893 dans la province du Hunan, Mao Zedong soutint la révolution républicaine de 1911.En 1921, il prit part au premier congrès du Parti communiste de Chine (PCC).Après l’échec des soulèvements de Canton en 1926 et de Shanghai en 1927, les communistes, réfugiés dans le sud du pays, installent dans le Jiangxi un pouvoir de type soviétique.Mao, cadre expérimenté, a rejoint la région, mais il est écarté de la direction du parti.En 1934, les troupes nationalistes lancent l’offensive contre cette base communiste.L’Armée rouge, défaite, entame une retraite de10 000 kilomètresvers le nord, y perd 90 % de ses effectifs, mais transforme cette « Longue Marche » en mythe fondateur.

     Mao, qui a participé à cette odyssée et en a tiré une théorie de la lutte armée comme interaction du politique et du militaire, intègre la direction du PCC en 1935.En dix ans, il impose son autorité au sein des instances dirigeantes, confiant les affaires militaires à Zhou Enlai, s’alliant avec Liu Shaoqi, le chef des régions communistes du nord, et gagnant à sa cause Kang Sheng, qui deviendra le patron des services secrets chinois et le parrain de la police politique, « un des hommes les plus puissants de son temps », observe Kauffer (2). Au cours de la guerre sino-japonaise, déclenchée en 1937, nationalistes et communistes, officiellement unis contre l’envahisseur, rivalisent afin de faire prévaloir leur influence sur la population. Vaincus par les Américains en 1945, les Japonais évacuent la Chine, permettant au parti communiste d’étendre son terrain d’action. La même année, le VIIe congrès du PCC exalte la « pensée Mao Zedong ».

     En 1949, vainqueur des nationalistes de Chiang Kai-shek qui se replient à Taïwan, île érigée en bastion anticommuniste, Mao proclame la République populaire de Chine.Dès le début des années 1930, le PCC a institué dans les zones qu’il contrôlait le travail forcé assorti de séances de rééducation politique et morale.Dorénavant étendu à tout le territoire chinois, le Laogai, conçu sur le modèle du goulag soviétique, couvre le pays d’un réseau de prisons-usines et de camps agricoles où œuvrent dix millions de détenus.Le sort des récalcitrants est réglé par la torture physique ou l’exécution : en 1957, Mao reconnaîtra l’élimination de 840 000 personnes entre 1949 et 1954.

     En 1950, les terres sont collectivisées : cette réforme agraire provoque une famine dont le bilan s’établit entre 2 et 5 millions de victimes.Le pire est cependant à venir.En mai 1958, le VIIIe Congrès avalise l’orientation choisie par Mao, le Grand Timonier : la nationalisation des entreprises privées et l’encadrement strict de la production agricole.

     C’est « le Grand Bond en avant » : à la Chine, Mao fixe pour objectif de rattraper en dix ans le niveau économique des Etats-Unis… En réalité, les objectifs industriels fixés arbitrairement par l’Etat épuisent les matières premières et mettent à mal les usines et les hommes qui ne peuvent suivre la cadence, si bien que non seulement la production n’augmente pas, mais elle diminue : l’industrie ne retrouvera son niveau de 1960 qu’en 1966. Quant à l’agriculture, elle est victime de l’exode rural – des millions de bras étant forcés de quitter la terre pour aller s’employer dans les usines de fer et d’acier – et de la démotivation des paysans à qui la propriété privée est désormais interdite. Dès l’hiver 1958, la disette fait son apparition. Puis la famine. La production céréalière n’atteindra son niveau de 1957 qu’en 1965. « De quoi devenir la plus grande tragédie de l’histoire chinoise, en causant au moins 35 millions de morts de faim pour la période 1958-1961», souligne Rémi Kauffer. Dans certaines régions, les autorités doivent combattre le cannibalisme…

     Face au mécontentement qui gronde, Mao doit se résoudre, en 1959, à abandonner la présidence de la République à Liu Shaoqi, tout en gardant la présidence du Parti. En 1965-1966, il entreprend de regagner la totalité du pouvoir. Son but est de se débarrasser de Liu Shaoqi et de détrôner Zhou Enlai, alors Premier ministre, en s’appuyant sur l’armée commandée par Lin Biao, sur la police politique tenue par Kang Cheng, et sur la jeunesse embrigadée. Au rythme des slogans de la Révolution culturelle, les Gardes rouges, des adolescents fanatisés, se déchaînent contre les « droitiers », les « révisionnistes » et les symboles de l’antique civilisation chinoise, torturant à mort les lettrés, brûlant les bibliothèques, détruisant les temples. A Pékin, sur la place Tienanmen, des dizaines de milliers de jeunes uniformément habillés défilent en brandissant le Petit livre rouge, un recueil de citations du président Mao, qu’ils connaissent par cœur. En 1967, le comité central du PCC proclame la victoire contre le « quartier général révisionniste » de Liu Shaoqi. Ce dernier, privé de soins, meurt d’un cancer en 1969. Au total, un million de personnes sont décédées de mort violente pendant la Révolution culturelle, mais 100 millions pourraient avoir été l’objet d’enquêtes, perquisitions, interrogatoires et arrestations.

     Les années qui suivent voient les intrigues et les luttes de clans se multiplier en vue de la succession du Grand Timonier.En 1971, Mao, allié cette fois à Zhou Enlai, contraint à la fuite Lin Biao, dont l’avion s’écrase mystérieusement en Mongolie.Puis Zhou Enlai meurt à son tour d’un cancer, sans avoir pu se faire soigner.Mao n’est plus qu’un vieillard impotent : c’est dans une atmosphère de fin du monde qu’il meurt en 1976.« Sur un terrible bilan humain », ajoute Rémi Kauffer.

     Pékin a rompu avec Moscou en 1960.En Europe occidentale, c’est donc dans les cercles nés de la dissidence avec les partis communistes officiels que s’est épanouie la fascination pour la Chine populaire.En France, où le Petit livre rouge a été traduit en 1967, le maoïsme sera, à côté du trotskisme, la seconde facette de la vague gauchiste qui culminera entre 1967 et 1975, et qui s’incarnera dans des groupuscules sectaires, violents et rivaux : le Parti communiste marxiste-léniniste de France (1967-1977), l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (1966-1968), la Gauche prolétarienne (1968-1973). Ces mouvements, principalement constitués de jeunes bourgeois, échoueront, en dépit de leur tentative d’implantation en milieu ouvrier, à avoir une emprise populaire. En 1972, ils reculeront in extremis devant le passage au terrorisme dans l’affaire du rapt d’un cadre de chez Renault, Robert Nogrette, acte consécutif au meurtre d’un militant mao, Pierre Overney, par un vigile de l’usine de Billancourt.

     Parmi les intellectuels, Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Louis Althusser, Serge July, Gérard Miller, Roland Castro, Michel Le Bris, Philippe Sollers, Jean-Luc Godard, Olivier Rolin, Benny Lévy ou Roland Barthes eurent leur moment Mao.Certains s’en sont repentis, d’autres non.La vérité oblige toutefois à rappeler que ce fol engouement n’a pas frappé qu’à gauche.Le 9 septembre 1976, la mort de Mao a été saluée par un communiqué de l’Elysée, alors occupé par Valéry Giscard d’Estaing, qualifiant le Grand Timonier de « phare de la pensée humaine ». Un tel jugement surprend, s’agissant du père d’un système auquel le Livre noir du communisme attribue la responsabilité de 65 millions de morts.

Jean Sévillia

1)      Rémi Kauffer, Le Siècle des quatre empereurs, Perrin, 478 pages, 24 €.

2)      Roger Faligot et Rémi Kauffer, Kang Sheng, le maître espion de Mao, rééd. Tempus, 442 pages, 10 €.

 

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