Un Dieu à visage humain

Depuis les premiers siècles, les artistes ont cherché à reproduire le portrait de Jésus. Jusqu’à ce que le suaire de Turin fournisse l’incroyable hypothèse
d’une photographie du Christ.

Physiquement, à quoi ressemblait Jésus ? Comment le savoir : les Evangiles n’en disent rien, et la société juive où il est né n’avait pas la culture de l’image. Aux premiers siècles, sous l’influence de l’esthétique grecque et romaine, ses disciples le représentaient comme un jeune homme imberbe. A partir du IVe siècle, le portrait change : l’homme devient abondamment chevelu et barbu. Le IVe siècle, c’est aussi le moment où la tradition atteste la réapparition du linge dans lequel le Nazaréen aurait été inhumé. « Par une filiation mystérieuse, souligne François Mauriac, presque toutes les images du Christ triomphant qu’inventeront les peintres procèdent de ce dessin mystérieux, enseveli dans le saint suaire, et dont aucun des artistes innombrables qui le reproduisirent ne soupçonnait l’existence. »

Le 28 mai 1898, Secondo Pia, un avocat passionné de photographie, prenait un cliché du suaire exposé dans la cathédrale de Turin. En développant ses prises de vue, Pia allait effectuer une découverte sidérante : sur le négatif de la photo, l’image d’un homme était visible. Une image fixée par l’objectif ? Si la preuve était apportée que ce linge est celui dans lequel Jésus de Nazareth a été mis au tombeau, cela signifierait que nous possédons une photo du Christ !

D’où vient le suaire de Turin ? Première certitude : en 1357, il est exposé dans la collégiale de Lirey, en Champagne, sanctuaire édifié à cet effet par Geoffroy de Charny. Ce seigneur, qui a épousé une descendante de croisé, a rapporté le linge d’Orient. Là-bas, depuis des centaines d’années, il se répétait que le linceul du Christ n’avait jamais disparu. Dès le début du IVe siècle, la présence d’une image miraculeuse, le Mandylion, était signalée à Edesse (aujourd’hui Urfa, en Turquie).

Quelle est, en l’occurrence, la part du réel et quelle est la part du merveilleux ? Du VIe au XIIIe siècle, l’effigie du Mandylion influencera toute l’iconographie orientale. Mais ce qui intrigue, c’est que le portrait type du Christ byzantin affiche de nombreux traits que l’on retrouve sur le suaire de Turin : longue chevelure, raie transversale sur le front (en réalité une tache de sang sur le tissu), nez épaté (le nez cassé d’un individu qui a été battu), yeux globuleux (à l’époque du Christ, pour empêcher que les paupières des cadavres se relèvent, on collait des pièces de monnaie dessus), espace glabre entre la lèvre inférieure et la barbe bifide, ligne transversale sur la gorge (un pli du linceul).

Acquis par la famille ducale de Savoie en 1457, le suaire a échappé à un incendie à Chambéry, en 1532, puis il a été transporté à Turin en 1578. En 1997, il a une seconde fois échappé au feu, grâce au courage d’un pompier. En 1998, lors d’une ostension organisée pour le centenaire de sa première photographie, puis à nouveau lors du jubilé de l’an 2000, des millions de personnes, chrétiens fervents ou simples curieux, ont défilé, dans un silence ému et respectueux, devant ce tissu qui ne cesse de poser des questions à l’humanité.

En 1988, on s’en souvient, certains avaient cru l’affaire réglée à la suite de la publication de tests effectués au carbone 14. D’après ceux-ci, le suaire daterait du XIVe siècle, plus précisément d’entre 1260 et 1390 : tissé au Moyen Age, ce linge ne pouvait donc avoir été le linceul du Christ. Cette annonce, ultramédiatisée, avait surpris les chercheurs qui travaillaient depuis longtemps sur le sujet. Car les résultats du carbone 14 sont contradictoires avec d’autres données, tout aussi scientifiques. A commencer par les éléments qui, avant le XIVe siècle, certifient l’existence du suaire : le codex Pray, un manuscrit du XIIe siècle, conservé à Budapest, contient des miniatures qui se rapportent indubitablement au linceul.

Depuis 1988, les travaux consacrés au suaire se sont multipliés, notamment sous l’égide du Centre international d’études sur le linceul de Turin (Cielt). Un scientifique, André Marion, ingénieur de recherche au CNRS, parvient à cette conclusion : « Bien que l’on ne possède aucune preuve absolue, le faisceau de présomptions est tel qu’il semble aujourd’hui possible d’affirmer que le linceul de Turin est très certainement une relique authentique. » *
Matériellement, le suaire se présente sous la forme d’une bande de lin blanc, de 4,36 mètres sur 1,10 mètre. Cette dimension correspond à la coudée, unité de mesure utilisée en Palestine dans l’Antiquité. Dans le tissu, dès 1973, un criminologue suisse, Max Frei, a identifié des pollens originaires du Moyen Orient. Malgré les empreintes et les taches repérables à l’œil nu (des marques de sang et de brûlure), le négatif photographique permet de distinguer la silhouette, de dos et de face, d’un individu de grande taille (à peu près 1,80 mètre), ainsi que son visage. L’homme a été supplicié.

Sur le suaire, on n’a relevé ni pigments ni colorants. C’est ici le nœud de l’énigme. Puisque l’image révélée par la photo n’a pas été peinte, quelle est sa nature ? Dès 1977, le Shroud of Turin Research Project (Sturp), une équipe interdisciplinaire d’une trentaine de chercheurs, a conclu à l’impression par suite d’un processus… inexpliqué. L’image, au lieu d’être déformée comme elle aurait dû l’être après avoir épousé la forme du corps – ce qui est le cas des traces de sang et de sueur que l’on a analysées – est plane, le poids de l’individu n’étant même pas accusé dans le dos. Il semble donc qu’un mystérieux rayonnement a projeté l’image du corps sur le tissu. Qui plus est, la densité de fibrilles de lin oxydées étant proportionnelle à la distance entre la partie du corps représentée et le tissu, il est possible, par traitement informatique, de reconstituer une image tridimensionnelle de l’homme du suaire. Et l’on voit alors un individu de 30 à 35 ans, de type sémitique.

D’autres indices ? Des numismates ont reconnu les pièces posées sur les yeux du défunt comme des leptons, frappés vers l’an 29 : sous Ponce Pilate. Avec son équipe de l’Institut d’optique d’Orsay, André Marion a démontré la présence sur le suaire de bribes d’inscriptions en lettres hébraïques, latines et grecques faisant ressortir les mots Jésus et Nazareth.

Encore plus troublant : des éléments anatomiques prouvent une indéniable similitude entre ce qui est advenu à l’homme du suaire et le récit des Evangiles. Les empreintes de sang contiennent de la bilirubine, substance sécrétée par le foie en cas de grande souffrance. L’homme du suaire a reçu plus de cent coups de fouet ; il a été frappé au visage ; il a porté sur la tête une couronne d’épines et sur les épaules un objet très lourd ; il s’est écorché en tombant à terre. Il a été crucifié aux deux mains – les clous ayant été plantés dans les poignets (et non dans les paumes), blessure provoquant la rétraction des pouces – et les deux pieds l’un sur l’autre. Avant de mourir, il a lutté contre l’asphyxie, et il a reçu au côté droit un coup porté par un objet tranchant et pointu. Enfin – c’est la conclusion à laquelle sont parvenus, en 1978, les chercheurs du Sturp -, aucune trace de décomposition ne pouvant être relevée, le contact entre le corps et le linceul a duré moins de quarante-huit heures. Aucune trace d’arrachement des tissus n’étant non plus identifiable, tout se passe comme si le corps du supplicié s’était miraculeusement échappé de son tombeau…

De nombreux savants contestent la méthode employée lors des tests au carbone 14 : non-respect de la procédure en aveugle sur des échantillons anonymes, viol de la règle de non-communication entre les laboratoires ayant travaillé en parallèle, élaboration artificielle d’une fourchette de dates, etc. En 1994, des savants russes ont montré que l’exposition du suaire à la chaleur, lors de l’incendie qu’il a subi à Chambéry en 1532, est de nature à modifier les résultats d’une analyse au carbone 14. Et, de toute façon, le carbone 14 n’explique en rien comment l’image s’est imprimée sur le tissu.

Pour que le linceul de Turin soit l’œuvre d’un ou de plusieurs faussaires, et qu’il ait été fabriqué au XIIIe ou au XIVe siècle, il faudrait d’abord (puisque l’image du suaire est un négatif) que lesdits faussaires aient conçu la photographie. Il faudrait ensuite qu’ils aient possédé des connaissances – en anatomie, en pathologie, en anthropologie, en ethnologie et en archéologie – qui n’existaient pas à leur époque.

La preuve irréfutable que le suaire de Turin a entouré le corps de Jésus, on ne la détiendra jamais. Pour tous, ce linge reste une énigme scientifique. Et pour les chrétiens, cette énigme participe d’un mystère dont la contemplation donne sens à leur vie.

Jean Sévillia

* André Marion, Jésus et la science, Presses de la Renaissance, 2000.

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