Publié par le médiéviste Patrick Demouy, un somptueux album reconstitue l’histoire, la symbolique et le cérémonial du sacre des rois et reines de France. Plongée dans notre plus lointain passé.
Le 2 décembre 1804, Napoléon Bonaparte et Joséphine de Beauharnais étaient sacrés dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. L’été précédent, un plébiscite avait ratifié la Constitution de l’an XII qui confiait « le gouvernement de la République » à « un Empereur qui prend le titre d’Empereur des Français ». Pour le couronner, Napoléon, soucieux d’égaler ou d’imiter les vieilles dynasties européennes, avait fait appel au pape. Pie VII avait accepté, espérant en contrepartie la levée des Articles organiques que le Premier Consul avait unilatéralement ajoutés au Concordat de 1801 et qui assujettissaient le clergé français à l’Etat. A Notre-Dame, la cérémonie se déroulera selon un rituel simplifié par rapport aux sacres des rois de France et permettra à l’Empereur, comme on le voit sur le célèbre tableau de David, de se couronner et de couronner lui-même sa femme sous les yeux des maréchaux incrédules, eux qui avaient tous été généraux dans les armées révolutionnaires. « Si notre père nous voyait ! », aurait dit le nouveau monarque à ses frères. Quand Pie VII sera retourné dans la sacristie, Napoléon prêtera le serment constitutionnel par lequel il garantissait tous les acquis de la Révolution, mais aussi le Concordat et les Articles organiques…
Un peu plus de vingt ans plus tard, le 29 mai 1825, se déroulait le sacre de Charles X. Louis XVIII, son frère disparu un an plus tôt, avait envisagé de procéder à cette cérémonie, mais le temps lui avait manqué. Tradition oblige, c’est à Reims que le roi Bourbon était couronné et oint avec un fragment du baume de la Sainte Ampoule échappé au vandalisme de 1793. Mais le rituel, là encore, était simplifié, et la formule du serment adaptée aux impératifs de l’époque : « En présence de Dieu, je promets à mon peuple de maintenir et d’honorer notre sainte religion, comme il appartient au roi très chrétien et au fils aîné de l’Eglise de rendre bonne justice à mes sujets ; enfin de gouverner conformément aux lois du royaume et à la Charte constitutionnelle, que je jure d’observer fidèlement. » En dépit de la volonté de ne pas ressusciter les fastes de l’Ancien Régime, cette solennité semblera anachronique. Cinq ans plus tard, le dernier roi sacré sera chassé par l’émeute.
Ni le Premier Empire, ni la Restauration n’avaient pu ressusciter le sacre des rois de France parce que quelque chose s’était brisé. « La royauté sacrée est morte en France le 21 janvier 1793 avec l’exécution de Louis XVI, souligne Patrick Demouy. Le roi est mort quand la quête d’un introuvable paradis terrestre, à base d’intérêts individuels contradictoires, a supplanté celle du Paradis céleste pour un peuple rassemblé. Rassemblé par une religion, c’est-à-dire étymologiquement ce qui relie : horizontalement au prochain, verticalement au divin. Et c’était bien là la conception traditionnelle de la fonction du roi : être un lien, un médiateur entre l’humain et le surhumain. » Professeur émérite d’histoire médiévale à l’université de Reims Champagne-Ardenne et à l’Institut catholique de Paris, Demouy consacre un livre aux sacres royaux. Enrichi d’une somptueuse iconographie de 270 images, cet album retrace l’origine et le sens de ce cérémonial, ainsi que le déroulement des 76 sacres royaux de l’histoire de France, dont ceux de trente reines.
Pratique inconnue dans l’Antiquité romaine, en Occident comme en Orient, le sacre apparaît, dans le monde chrétien, dans l’Espagne wisigothique du VIIe siècle, lors d’un concile où les évêques veulent soutenir un nouveau roi en lui conférant un prestige supérieur à ceux de l’aristocratie. L’introduction du sacre dans la royauté franque tient presque du hasard. Duc et prince des francs, maire du palais, Pépin le Bref exerçait la réalité du pouvoir sans être du sang de Clovis, le fondateur du royaume. Le pape l’avait délié de son serment de fidélité au roi mérovingien Childéric III, personnage falot. Restait à conforter sa légitimité. A l’occasion d’une assemblée des grands du royaume, à Noël 751, à Soissons (date et lieu incertains), Pépin le Bref se fait proclamer roi des Francs et sacrer par les évêques présents. A cette époque, le pape Etienne II est menacé par les Lombards qui convoitent Rome. Afin d’obtenir l’aide du roi des Francs, le pape franchit les Alpes. En échange de son soutien, Pépin le Bref obtient que le pontife le sacre une seconde fois, ainsi que ses deux fils. Au printemps 754, Pépin, son fils aîné Charles (le futur Charlemagne) et le cadet de ce dernier, Carloman, sont donc sacrés des mains d’Etienne II, en l’abbaye de Saint-Denis. La dynastie carolingienne est née, et le sacre royal est devenu coutumier. Elu de son peuple, béni par l’Eglise, le roi légitime son accession au trône par la cérémonie du sacre qui donne à sa fonction une dimension religieuse, mystique : le roi n’est plus seulement un guerrier victorieux, il est le mandataire de Dieu auprès des chrétiens dont il a la charge temporelle.
Il faudra longtemps pour que soient fixés le lieu du sacre et la dignité de l’officiant, tout comme les gestes et règles du cérémonial, qui est une véritable liturgie. Le premier sacre célébré à Reims par le pape Etienne IV est celui de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, en 816. Charles le Chauve, son successeur, est sacré à Orléans par l’archevêque de Sens, en 848, comme roi de Francie occidentale, puis à Metz par l’archevêque de Reims, en 869, comme roi de Lotharingie.
Archevêque de Reims, Hincmar prétend à l’exclusivité du sacre en référence au baptême de Clovis par son lointain prédécesseur, saint Rémi, baptême qu’il assimile à un sacre. Le chrême aurait fait défaut au moment de la célébration, si bien qu’une colombe aurait apporté un baume miraculeux avec lequel le roi aurait été baptisé et sacré, baume conservé depuis lors dans la Sainte Ampoule ainsi que l’explique Hincmar dans une légende rédigée à la fin du IXe siècle. C’est encore Hincmar qui, fixant les rites du sacre de Charles le Chauve, puise abondamment dans l’Ancien Testament, marquant le rituel du sceau de la tradition juive, puisque les rois d’Israël recevaient l’onction qui leur était conférée par le grand-prêtre au nom et à la place de Yahvé, devenant ainsi les représentants de Dieu.
L’ordo écrit par Hincmar forme la base de tous les rituels futurs. Il institue le serment comme préalable aux deux rites anciens, l’onction et le couronnement. Un siècle plus tard, l’ordo de Fulrad incorpore la cérémonie à l’intérieur d’une messe solennelle. L’ordo de Saint Louis, composé en 1220-1230, ajoute la remise de l’épée et des éperons. Alors que le choix exclusif de Reims comme ville du sacre a triomphé au XIIe siècle, l’abbaye de Saint-Denis, qui a longtemps émis des prétentions sur la cérémonie, a obtenu la garde des regalia, ces objets et vêtements du sacre qui se transmettent d’un roi à l’autre. La Sainte Ampoule, elle, est conservée à l’abbaye Saint-Rémi de Reims.
La présence à la cérémonie des douze pairs de France, corps de six ecclésiastiques et six ducs et comtes créé à l’image des douze preux compagnons de Charlemagne, symbolise l’union des grands autour du roi. Charles V, sacré en 1364, a fait rédiger un ordo plus complet qui servira ensuite de modèle au sacre de tous les rois de France. Dans son livre, Patrick Demouy en donne pour la première fois la traduction intégrale en français, accompagnée des trente-huit précieuses miniatures qui illustrent la cérémonie.
Le rituel sacral est riche en symboles : veillée du roi dans la cathédrale de Reims, arrivée de la Sainte Ampoule, préparation de l’archevêque pour la messe, serment du roi, habillement du roi avec la tunique du sacre, agenouillement du roi, bénédiction des chausses, des éperons et de l’épée, prosternation du roi et litanie des saints, consécration et onction du roi au sommet de la tête, sur la poitrine, entre les épaules, sur les épaules et à la jointure des bras, onction de chaque main, bénédiction de l’anneau, remise du sceptre et de la verge, bénédiction de la couronne, couronnement du roi, installation sur un trône du roi muni de ses insignes royaux, sacre de la reine, offrande par le roi au pied de l’autel d’un pain, de vin et de pièces d’or, communion du roi sous les deux espèces, bénédiction de l’oriflamme. Chaque phase de la cérémonie contient des prières et bénédictions destinées à obtenir que le roi ait une nombreuse descendance, qu’il triomphe de ses ennemis et qu’il maintienne la paix. Le sacre nécessite la présence de tous les degrés de la société : le clergé et les dignitaires nobles autour de l’autel, le peuple dans la nef. Le soir, un banquet réunit les principaux participants tandis qu’une fête populaire anime les rues de Reims.
A partir du XIVe siècle s’adjoint le toucher des écrouelles, une maladie de peau que le roi nouvellement sacré aurait la faculté de guérir, rite qui se déroule le lendemain à Corbeny, entre Reims et Laon, dans un prieuré où reposent les reliques de Saint Marcoult auxquelles sont prêtées un pouvoir thaumaturgique. A partir du XVIe siècle, enfin, a lieu la cérémonie du « Roi dormant » : au matin du sacre, les pairs de France vont réveiller le monarque dans sa chambre.
Au XVe siècle, Jeanne d’Arc persiste à considérer Charles VII comme le « gentil dauphin » jusqu’à ce que l’onction de 1429 fasse de lui le « gentil roi ». Néanmoins, selon son contemporain le juriste Jean de Terrevermeille, dès lors que la succession royale est automatique puisque, depuis Philippe Auguste, le roi se dispense de faire sacrer son successeur de son vivant, l’héritier du trône devient pleinement roi dès la mort de son prédécesseur, sans attendre le sacre. Des théologiens du XIIIe siècle l’avaient déjà affirmé, tout comme l’expliquera Jean Bodin, théoricien de la souveraineté, au XVIe siècle. « Le roi ne meurt pas en France », « le roi est mort, vive le roi », ces adages expriment un principe qui fonde la continuité de la monarchie française.
Dans un pays de chrétienté aussi ancien que la France, la puissance morale du sacre restera forte. De Charles V à Louis XIII, les rois reçoivent l’onction dans les mois qui suivent leur avènement. Les sacres tardifs de Louis XIV et de Louis XV, respectivement onze et sept années après leur accession au trône, font exception dans l’histoire de la dynastie. Louis XVI, couronné après le début de son règne, prendra le chemin inverse. Mais à son époque, le sacre était déjà la cible des encyclopédistes et des Philosophes : pour les penseurs rationalistes des Lumières, la fonction sacrée du rituel de Reims était un archaïsme indigne des temps qui se levaient. Le 21 janvier 1793, en tombant sur Louis XVI, le couperet de la guillotine achèverait de rompre un fil qui avait couru à travers un millénaire de l’histoire de France.
Jean Sévillia
Le sacre du roi, de Patrick Demouy, La Nuée bleue / Place des Victoires, 288 p., 45 €.