L’islam et sa place dans la société française suscitent débats et interrogations. « Il faut faire avec les musulmans ce que Napoléon a fait avec les juifs », entend-on souvent. Dans les pages Débats du Figaro, l’historien Patrice Gueniffey a montré combien cette comparaison était peu éclairante (nos éditions du 11 juin). L’islam sunnite ne dispose pas d’une autorité religieuse apte à dire le dogme, souligne pour sa part l’universitaire Pierre Vermeren. Entre les années 1880 et la Grande Guerre, les catholiques ont subi des lois liberticides dont on ne parle jamais.
Pour mieux intégrer l’islam dans la société française, il suffirait que l’État procède comme il l’a fait avec les catholiques et les juifs, en imposant aux musulmans des contraintes préservant la neutralité de l’espace public tout en garantissant la liberté du culte, conformément à l’objectif du législateur en 1905 : le maire LR de Tourcoing, Gérald Darmanin, reprend ce refrain dans son « Plaidoyer pour un islam français ». Il est fascinant d’observer à quel point « l’esprit de 1905 » est invoqué par des gens qui ignorent ce qui s’est réellement passé à l’époque. Gérald Darmanin cite un rapport du Conseil d’État de 2004 qui définit la laïcité comme le fruit de trois principes : la neutralité de l’État, la liberté religieuse et le respect du pluralisme. Or le fait est là : ces trois principes, en ce qui concerne le catholicisme, ont été violés, en partculier entre 1901 et 1905.
En 1879, les républicains s’installent au pouvoir. Le mot « républicain », à l’époque, est doté d’une dimension idéologique qui dépasse la question des institutions : il désigne une gauche politique et philosophique qui entend mettre en oeuvre les idéaux de la Révolution. Divisée sur beaucoup de sujets, cette gauche a pour ciment l’anticléricalisme. En 1879, Gambetta a présenté les buts à atteindre : dispersion des congrégations, laïcisation de l’enseignement public, rupture avec le Vatican, séparation de l’Église et de l’État. C’est ce programme qui, étape par étape, sera réalisé jusqu’en 1905.
Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, commence par s’attaquer, en 1880, aux congrégations enseignantes, ordonnant la dissolution des Jésuites, puis d’autres ordres : 260 couvents sont fermés, 6 000 religieux sont expulsés de France. En 1881 et 1882, les célèbres lois Ferry sur la gratuité et la laïcité de l’école visent moins à répandre l’instruction – la très grande majorité des enfants étant déjà scolarisés – qu’à arracher l’enseignement primaire à l’Église. En 1886, 3 000 frères des écoles chrétiennes et 15 000 religieuses, instituteurs dans des établissements publics, sont interdits d’enseignement par la loi Goblet. En 1899, le président du Conseil, Pierre Waldeck-Rousseau, dépose un projet de loi ouvrant le droit d’association, mais avec un régime d’exception pour les congrégations religieuses. Ce projet deviendra la fameuse loi du 1er juillet 1901. Son titre III prévoit que les ordres religieux, contrairement aux autres associations, devront demander et obtenir leur autorisation par voie législative. En 1902, le nouveau chef du gouvernement, Émile Combes, fait appliquer la loi de 1901 de manière stricte : 3 000 écoles catholiques sont contraintes de fermer. En 1903, à la demande de Combes, le Parlement repousse la quasi-totalité des demandes d’autorisation déposées par les religieux : plus de 400 congrégations masculines ou féminines se retrouvent interdites. En 1904, une nouvelle loi étend l’interdiction d’enseigner aux congrégations jusqu’alors autorisées. Le bilan global de cette politique s’établit en chiffres : entre 1901 et 1904, 17 000 écoles, dispensaires ou centres sociaux tenus par des congrégations doivent fermer, pendant que 30 000 à 60 000 religieux et religieuses, afin de rester fidèles à leur vocation, se résignent à s’exiler.
En 1904, la France rompt ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Sous le gouvernement de Maurice Rouvier, la séparation des Églises et de l’État, adoptée après plusieurs mois de débats passionnés, est promulguée le 9 décembre 1905. Pour faire passer le texte, Briand a fait quelques concessions aux opposants, mais cette rupture unilatérale du concordat de 1801 n’a été à aucun moment négociée avec l’Église catholique. Non seulement l’État ne se reconnaît aucune référence religieuse, acte inédit dans l’histoire de France, mais le budget des cultes est supprimé, tandis que les suites de la loi prévoient d’inventorier les biens de l’Église en vue de leur prise en charge par des associations indépendantes de la hiérarchie. Deux encycliques du pape Pie X condamneront la loi, et la crise des Inventaires provoquera d’innombrables drames : églises forcées, 2 morts, 295 personnes emprisonnées, des dizaines de fonctionnaires, d’officiers ou de maires démissionnaires ou révoqués. À la suite du refus de constituer les associations cultuelles prévues par la loi, la puissance publique s’emparera de centaines de bâtiments ecclésiastiques, évêchés, séminaires, presbytères. En 1907, cependant, la résistance des catholiques contraindra l’État à adopter une loi permettant l’exercice du culte dans ces églises.
L’Union sacrée de 1914 et la fraternité des tranchées feront retomber la fièvre. Après le rétablissement de l’ambassade au Vatican (1920), l’Église et la République trouveront un compromis, en 1924, pour la gestion des biens ecclésiastiques. Mais, au plus fort de la crise anticléricale, la loi aura incontestablement adopté des mesures liberticides à l’encontre des catholiques français. S’il s’agit aujourd’hui de nouer des relations pacifiées avec l’islam, il conviendrait donc de trouver d’autres analogies historiques que « l’esprit de 1905 ».
Jean Sévillia