Jean d’Ormesson : chronique du temps qui passe

L’écrivain revient sur sa vie non en cédant au genre sérieux des Mémoires, mais en publiant des souvenirs où défilent des dizaines de portraits. Entre humour et gravité, un bonheur de lecture.

A la fin du nouveau livre de Jean d’Ormesson, un recueil de souvenirs, l’index des noms propres recense 1 194 personnes. Dans cette liste, on trouve quelques figures historiques, de Cléopâtre à Napoléon, sur lesquelles l’auteur pourrait disserter. De Cervantès à Chateaubriand, des écrivains qu’il a lus. De Platon à Montesquieu, des penseurs qui l’ont formé. De Canaletto à Ingres, des artistes qu’il admire. Mais l’immense majorité des célébrités citées ici sont des contemporains que l’écrivain a personnellement connus, fréquentés et aimés, ou parfois subis. Si bien qu’avec Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, d’Ormesson offre une formidable galerie de portraits où voisinent la politique, la presse, la littérature, les idées et les arts ainsi que son entourage – parmi lesquels on compte beaucoup, beaucoup de femmes… Une galerie de portraits qui va de l’entre-deux-guerres à nos jours, puisque ce n’est un secret pour personne que celui qui a eu le privilège d’entrer de son vivant dans la « Bibliothèque de la Pléiade » est un jeune homme de 90 ans.
Des Mémoires, cela aurait fait sérieux. Le sérieux est un genre que Jean d’Ormesson respecte, comme il le respectait chez son maître Raymond Aron, mais qu’il préfère laisser à d’autres. Pour évoquer sa vie, si longue et si riche qu’elle suffirait à remplir dix destinées ordinaires, il a préféré alors un récit un peu décousu où s’enchaînent les réminiscences, et où le propos n’est interrompu que par les questions et les rappels à l’ordre (parfois impertinents) de son double, le Sur-Moi. Un bonheur de lecture.
La partie initiale, qui regarde l’enfance, la jeunesse et les années de formation, suit assez logiquement un ordre chronologique. Revoici donc l’évocation du château de Saint-Fargeau, qui appartenait à sa mère et dans lequel il a coulé des jours si heureux qu’il ne cesse d’y revenir en pensée, ravivant la blessure de la perte de ce patrimoine familial à la fin des années 1960. On le voit, fils de diplomate, suivre les affectations de son père : Bavière, Roumanie, Brésil. Né avec une cuillère d’argent dans la bouche, il ne connaît de scolarité que par correspondance, mais passe son « bachot » – il emploie toujours ce mot désuet – sous l’Occupation. Ce faux paresseux intègre enfin l’Ecole normale supérieure, puis obtient l’agrégation de philosophie.
Au début des années 1950, il entre à l’Unesco où il occupe un poste dont l’utilité n’est pas bien définie, mais qui sera pendant près de vingt ans sa couverture sociale. Sa vraie passion, c’est l’écriture. Après une série de romans qu’il ne renie pas aujourd’hui mais dont l’audience fut modeste (2 000 exemplaires vendus, en 1956, de son premier roman, L’amour est un plaisir), le succès vient enfin, en 1971, avec La Gloire de l’Empire (grand prix du roman de l’Académie française, 100 000 exemplaires vendus) puis avec Au plaisir de Dieu, en 1974, histoire à la fois autobiographique et romancée de sa famille dont l’adaptation télévisée, deux ans plus tard, marquera une génération. Désormais, les livres de Jean d’Ormesson seront des best-sellers.
De 1974 à 1977, il est directeur du Figaro, expérience qui lui a laissé une saveur mitigée, mais dont il tire une bardée d’anecdotes toutes plus désopilantes les unes que les autres. Déchargé de sa mission directoriale, il restera ce qu’il souhaitait être : une grande plume de la maison, tant au Figaro quotidien qu’au Figaro Magazine. Elu à l’Académie française en 1973 (il en est aujourd’hui le doyen d’élection), d’Ormesson parle de cette compagnie avec chaleur, comme on parle d’une bande de vieux copains, n’insistant pas sur les peaux de bananes sur lesquelles certains auraient aimé le voir glisser.
L’écrivain ressuscite ce parcours à sa manière, à la fois légère et profonde, drôle et grave. Il a çà et là l’élégance de pratiquer l’autodérision, parfois l’humilité du remords. La dernière partie de ce volume rappelle les titres où l’auteur a navigué entre Dieu, le cosmos et lui. A ce catholique agnostique qui a affronté et repoussé la mort, il y a deux ans, il arrive de se poser des questions. Prétendant ne pas croire, il affirme le contraire un peu plus loin. Adressées à Dieu, les dernières lignes de ce beau livre ressemblent à une prière : « J’ai toujours espéré que votre éternité de mystère et d’angoisse était aussi une éternité de pardon et d’amour. »

Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, de Jean d’Ormesson, Gallimard, 488 p., 22,50 euros.

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