Le premier génocide du XXe siècle

[p]Le 24 avril 1915, l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman, planifiée par les Jeunes-Turcs, était déclenchée. Cent ans après, la Turquie refuse toujours d’assumer la responsabilité de ses dirigeants de l’époque dans ce massacre qui a coûté la vie à 1,5 million de chrétiens.[/p]

[p]     Ce samedi 24 avril, une vingtaine de chefs d’Etat, dont Vladimir Poutine et François Hollande, seront réunis à Erevan, capitale de l’Arménie, afin de commémorer le massacre des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915-1916 : 1,2 million de morts. La Turquie continue de nier la responsabilité de ses dirigeants de l’époque dans cette tragédie, attribuée aux malheurs inhérents à toute guerre, et s’oppose farouchement à l’emploi à son propos du mot « génocide ». D’où la crise survenue l’autre semaine entre le Vatican et Ankara après que, lors d’une messe célébrée à Rome, le 12 avril, le pape François n’a pas hésité à reprendre les termes employés par Jean-Paul II, en 2001, en qualifiant le massacre des Arméniens de [em]« premier génocide du XX[sup]e[/sup] siècle »[/em].[br /]     Au début de l’année, de vifs échanges ont opposé Serge Sarkissian, le président arménien, et Recep Tayyip Erdogan, le président turc, le premier accusant le second d’avoir voulu faire diversion en organisant, à la même date que la commémoration du massacre des Arméniens, des cérémonies destinées à rappeler la bataille de Gallipoli, victoire ottomane de 1915 contre les Alliés, cérémonies auxquelles la Turquie a également invité une brochette de chefs d’Etat. Cent ans après les faits, la polémique continue donc…[br /]     Pour comprendre les événements de 1915, il faut remonter plus haut. En 1878, lors du traité de San Stefano puis du congrès de Berlin, l’Empire ottoman, vaincu par la Russie, perd de vastes territoires dans les Balkans et le Caucase : la Bulgarie devient autonome, la Bosnie-Herzégovine est administrée par l’Autriche, des districts d’Anatolie sont attribués à la Russie. Le sultan Abdülhamid II, au pouvoir depuis 1876, attribue cette défaite aux mesures libérales qui, en 1839 et en 1856, avaient instauré au sein de l’Empire une égalité juridique théorique entre musulmans et chrétiens. Prenant le contre-pied de ses prédécesseurs, le souverain s’oriente vers une politique panislamique qui fait des chrétiens ottomans (grecs, arméniens, slaves de la péninsule balkanique) des ennemis de l’intérieur liés aux puissances hostiles, spécialement à la Russie. Entre 1894 et 1896, un premier massacre se déroule en Anatolie orientale : 200 000 Arméniens sont assassinés à l’arme blanche par des régiments kurdes, avec le concours de la population musulmane. Afin d’échapper à la mort, quelques dizaines de milliers d’Arméniens se convertissent à l’islam, et 100 000 autres s’exilent.[br /]     En 1908, les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès, des officiers ultranationalistes nourris de l’idéologie selon laquelle un Turc ne peut être qu’un musulman, accèdent au pouvoir. Sous leur gouvernement, un nouveau massacre d’Arméniens a lieu en 1909 à Adana, en Cilicie : le nombre de victimes est estimé entre 20 000 et 30 000.[br /]     En 1912, l’Empire ottoman subit de nouveaux revers. A la suite de la première guerre balkanique, qui met fin à la Turquie d’Europe, la Bulgarie devient totalement indépendante ; et à l’issue de la guerre italo-turque, la Tripolitaine (la partie occidentale de l’actuelle Libye) est perdue. La fierté turque est atteinte, et ce sont les chrétiens ottomans qui vont en faire les frais. Au début de l’année 1914, un [em]« plan d’homogénéisation »[/em] de l’Anatolie et de liquidation des [em]« concentrations de non-Turcs »[/em] est mis au point par le comité central unioniste. Quand éclate la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman s’engage aux côtés des Puissances centrales (Allemagne et Autriche-Hongrie). Après que le Parlement a été mis en vacances, la Turquie vit sous un régime de dictature militaire, aux ordres des Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès.[br /]     Au début de l’année 1915, les armées ottomanes essuient plusieurs défaites contre les Russes, notamment dans le Caucase. Au même moment, les dirigeants Jeunes-Turcs se persuadent que les Alliés préparent le démantèlement de l’empire, et que les Russes ont pour dessein d’annexer l’Arménie ottomane (ce qui n’est pas vrai en l’occurrence, comme le révéleront, en 1917, la publication par les bolcheviques des traités secrets de la diplomatie tsariste). Dans ce contexte, les citoyens arméniens sont tenus pour complices de la Russie, et de l’ennemi en général. En février 1915, un décret ordonne le désarmement des soldats arméniens. En mars, les Jeunes-Turcs suscitent officieusement et en sous-main la création de l’Organisation spéciale (OS), une milice paramilitaire composée de criminels libérés de prison et chargés de lutter contre les adversaires de l’Etat. Tout est en place pour le drame qui va suivre.[br /]     Tandis que la presse turque se déchaîne contre les [em]« ennemis de l’intérieur »[/em], la tuerie commence. Dans les localités autour de Van, siège d’un gouvernement arménien autonome en Anatolie centrale, les villages sont pillés et incendiés, leurs habitants exécutés, avant que le massacre se poursuive à Van même. Du 18 au 20 avril, ce sont 55 000 personnes qui ont été tuées. Le 24 avril, à Istanbul, la capitale, et dans d’autres villes ottomanes, plusieurs centaines de notables chrétiens – hommes politiques, intellectuels, religieux arméniens – sont arrêtés et déportés : au moins la moitié mourront là où ils ont été relégués. C’est cette date du 24 avril qui restera pour les Arméniens le symbole du malheur qui a frappé leur peuple.[br /]     Le 13 mai 1915, le conseil des ministres entérine la décision de déporter la population arménienne vers les déserts de Syrie (pays qui fait partie de l’Empire ottoman). Le 10 juin, une directive institue des commissions locales chargées de protéger les biens des déportés, en réalité d’organiser leur spoliation. Jusqu’à l’automne 1915, 90 % des Arméniens d’Anatolie et de la Syrie du Nord seront déportés ou massacrés sur place. Le 14 juin, le commandant de la III[sup]e[/sup] armée ottomane fait interner les conscrits arméniens, puis les fait fusiller par petits groupes. Du 9 au 14 juillet, à Mouch et dans les environs, les hommes arméniens sont exécutés eux aussi par petits groupes, tandis que femmes et enfants, entassés dans des granges aspergées de pétrole, sont brûlés vifs : on comptera 140 000 morts. Quant aux déportés, à qui on impose plusieurs centaines de kilomètres à pied ou enfermés dans des wagons à bestiaux, leurs convois ne sont pas ravitaillés. Seuls 15 à 20 % atteignent leur destination encore vivants, mais pour se retrouver dans des camps de concentration où leur sort est atroce.[br /]En 1916 survient la seconde phase du génocide. Le gouvernement des Jeunes-Turcs, constatant que 500 000 déportés ont survécu à la famine, aux épidémies et aux conditions hivernales, décide de se débarrasser des rescapés. Le 17 mars commence la liquidation du camp de concentration de Ras ul-Ayn, dans le désert syro-mésopotamien : les 40 000 internés seront exécutés en cinq jours. Ceux qui ont été déportés à Deir ez-Zor, sur l’Euphrate, étaient 192 000 : il faudra cinq mois, de juillet à décembre, pour les exterminer. Le 9 octobre, les 2 000 enfants arméniens de l’orphelinat de Deir ez-Zor sont assassinés dans le désert, la plupart ayant été entassés dans des cavités naturelles, arrosés de kérosène et brûlés vifs…[br /]     Ces centaines de milliers de crimes sont-ils ignorés à l’étranger ? Même pas. A Istanbul, en Anatolie et en Syrie, des religieux, des diplomates ou des militaires allemands, autrichiens et américains sont témoins des déportations et des massacres. Le 23 mai 1915, la France, la Grande-Bretagne et la Russie publient une déclaration commune dans laquelle elles mettent en garde le gouvernement jeune-turc contre sa pleine responsabilité dans [em]« le crime de la Turquie contre l’humanité et la civilisation »[/em]. A Istanbul, Henry Morgenthau, l’ambassadeur des Etats-Unis (qui n’entreront en guerre qu’en 1917), intervient à de multiples reprises, en 1915, auprès de Talaat Pacha, le ministre de l’Intérieur ottoman, qui est en fait l’ordonnateur du génocide. Morgenthau offre même d’accueillir les Arméniens aux Etats-Unis, mais comme il le révélera en 1918, Talaat Pacha finira par lui avouer son plan d’extermination des Arméniens, le mettant au compte des impitoyables nécessités de la sécurité intérieure de la Turquie en période de guerre.[br /]      Le 30 octobre 1918, les Ottomans, qui sont dans le camp des vaincus, signent l’armistice. Le 1[sup]er[/sup] novembre, les principaux chefs Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès quittent Istanbul à bord d’un navire de guerre allemand. Sous la souveraineté du sultan Mehmed VI, un gouvernement libéral met ensuite en place des cours martiales afin de juger les dirigeants unionistes accusés de crimes de masse. Les Britanniques, de leur côté, veulent créer un tribunal international qui jugerait les chefs du CUP pour [em]« crimes contre l’humanité »[/em], mais le projet n’aboutira pas. Plus d’une vingtaine de procès, nationaux, régionaux ou locaux, auront lieu en Turquie, en 1919 et en 1920, débouchant sur des condamnations à mort par contumace pour les principaux coupables. Plusieurs d’entre eux, traqués par des activistes arméniens, seront abattus en Allemagne, en Italie ou en Asie centrale en 1921 et en 1922.[br /]     L’historien Mikaël Nichanian souligne que les années 1919-1920 sont la seule période de l’histoire turque, jusqu’à nos jours, où des membres du gouvernement et des juges, ainsi qu’une partie de l’opinion et de la presse, ont ouvertement condamné les crimes de masse commis contre les Arméniens. Le nationaliste Mustafa Kemal, lié au CUP dès avant 1908, condamnera lui aussi ces crimes, mais en réalité pour désarmer les préventions des Alliés à son égard et dissocier son image de celle des Jeunes-Turcs. Devenu le maître de l’Anatolie et, après l’abolition du sultanat, le président de la République turque, le futur Atatürk, décrétera l’amnistie générale, jetant un voile sur le processus d’extermination et d’expulsion des chrétiens ottomans.[br /]     Sur 2 millions d’Arméniens sujets de l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers, soit 1,2 million de personnes, avaient disparu en 1918. A ces victimes, il convient d’ajouter 200 000 chrétiens assyro-chaldéens qui vivaient dans le sud de l’Anatolie orientale, en Syrie et en Mésopotamie. Cent mille autres chrétiens ont subi le même sort dans le Caucase russe et en Azerbaïdjan, lorsque les armées ottomanes y ont pénétré en 1918. Soit un total de 1,5 million de chrétiens victimes du nationalisme raciste des Jeunes-Turcs.[br /]     En 1944, Raphaël Lemkin, un juriste polonais spécialisé dans le droit international, publiait aux Etats-Unis, où il s’était réfugié en raison de ses origines juives, un livre intitulé [em]Axis Rule in Occupied Europe[/em]. Travaillant depuis plusieurs années sur les crimes de masse, il avait inventé le mot dont on a oublié qu’il est l’auteur : génocide. Le chapitre IX de son livre, précisément intitulé «Génocide», traite des crimes nazis contre les Juifs et les Slaves, et du massacre des Arméniens sous le gouvernement des Jeunes-Turcs.[/p] [p style= »text-align: right; »][strong]Jean Sévillia[/strong][br /][br /][/p] [h2]A lire[/h2] [p]* [strong]Les deux meilleures synthèses historiques sur le sujet :[/strong] [em]Comprendre le génocide des Arméniens,[/em] de Hamit Bozarslan, Vincent Duclert et Raymond H. Kévorkian, Tallandier, 494 p., 21,50 € ; [em]Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide,[/em] de Mikaël Nichanian, PUF, 274 p., 21 €.[/p] [p]* [strong]Des témoignages d’époque :[/strong] [em]Mémorial du génocide des Arméniens,[/em] de Raymond H. Kévorkian et Yves Ternon, Seuil, 504 p., 30 € ; [em]Les Massacres des Arméniens. Le meurtre d’une nation,[/em] d’Arnold Toynbee (première édition 1915), Petite Bibliothèque Payot, 318 p., 9,65 € ; [em]Nous avons vu l’enfer. Trois dominicains, témoins directs du génocide des Arméniens,[/em] de Marie-Dominique Berré, Hyacinthe Simon et Jacques Rhétoré, Cerf, 342 p., 24 €.[/p] [p]* [strong]Des travaux d’historiens spécialisés : [/strong][em]Le Crime du silence. Le génocide des Arméniens,[/em] sous la direction de Gérard Chaliand, L’Archipel, 342 p., 21 € ; [em]La France face au génocide des Arméniens,[/em] de Vincent Duclert, Fayard, 436 p., 22 €.[/p] [p]* [strong]Des descendants de rescapés interrogent leur mémoire familiale :[/strong] [em]Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée,[/em] de Michel Marian, Albin Michel, 178 p., 15 € ; [em]On cogne à la porte. Voyage à travers les ténèbres du génocide arménien,[/em] de Margaret Ajemian Ahnert, Lattès, 322 p., 19,50 € ; [em]Le cri du silence, traces d’une mémoire,[/em] photographies d’Antoine Agoudjian, Flammarion, 160 p., 60 €.[/p] [p]* [strong]Le grand roman du génocide arménien : [/strong][em]Les 40 jours du Musa Dagh,[/em] de Franz Werfel, Albin Michel, 954 p., 27 €. Un livre publié en 1933 par un maître de la littérature autrichienne ; l’auteur, qui est juif, y établit un parallèle entre le génocide arménien et l’idéologie nazie.[/p]

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