Avril rouge en Indochine

C’était il y a quarante ans : le 17 avril 1975, Phnom Penh, la capitale du Cambodge, tombait aux mains des Khmers rouges. Le 30 avril suivant, Saïgon était conquise par les armées du Vietnam du Nord. Le communisme s’abattait sur des peuples déjà éprouvés par la guerre, annonçant un génocide et d’innombrables drames.

DA NANG (VIETNAM), 30 MARS 1975

La ville portuaire, située dans la pointe septentrionale du Vietnam du Sud, vient de tomber aux mains des communistes. Depuis le retrait des troupes américaines, en 1973, conséquence des accords de paix signés à Paris entre tous les acteurs du drame vietnamien, la guerre, en réalité, n’a pas cessé : le Nord communiste n’a jamais renoncé à annexer la moitié sud d’un pays qui avait été coupé en deux, en 1954, lorsque prit fin l’engagement militaire français en Indochine. En 1975, les Vietnamiens du Sud sont donc seuls à poursuivre le combat contre l’armée du Nord-Vietnam et ses alliés communistes du Sud, les maquisards du Viêt-Cong. Face à l’offensive déclenchée par les dirigeants d’Hanoï, au début de l’année, le président sud-vietnamien a décrété la mobilisation générale. Mais le Nord dispose de 450 000 hommes et le Sud, de 30 000 : le rapport de force est trop inégal. Pour les troupes sud-vietnamiennes, qui entament une retraite désordonnée, gênées par l’exode de la population civile qui fuit à la fois la guerre et les communistes, la prise de Da Nang marque le début de la débâcle.

PHNOM PENH, 1er AVRIL
Le maréchal Lon Nol, président de la République khmère, vient de partir pour l’exil. En 1970, il a fomenté un coup d’Etat qui a renversé le roi Sihanouk et placé le Cambodge sous la protection des Américains. Depuis 1969, ceux-ci ont été contraints de bombarder la piste Hô Chi Minh par laquelle les Vietnamiens du Nord ravitaillent le Viêt-Cong. Or cet axe passe par le Cambodge. Réfugié à Pékin, Sihanouk a formé un gouvernement en exil avec les Khmers rouges, et appelé à la révolte contre Lon Nol. Les communistes cambodgiens ont à leur tête un homme surnommé Pol Pot, formé à Paris par le PCF, comme tous les leaders communistes indochinois. De 1971 à 1974, les Khmers rouges n’ont cessé d’étendre leur influence dans les zones rurales du pays, liquidant impitoyablement leurs adversaires. En 1973, se désengageant du Vietnam, les Américains ont cessé d’intervenir aussi au Cambodge, laissant le régime de Lon Nol affronter seul les communistes. En janvier 1975, les Khmers rouges ont lancé une grande offensive destinée à prendre Phnom Penh. Début avril, rien ne semble pouvoir arrêter leur marche vers la capitale.

PARIS, 11 AVRIL
Dans sa nouvelle émission d’« Apostrophes », sur France 2, Bernard Pivot reçoit un invité exceptionnel : Alexandre Soljenitsyne. Sur le plateau, il y a notamment Jean d’Ormesson, directeur du Figaro, et Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur. Ce dernier oriente le débat, qui se déroulait initialement sur le terrain littéraire, vers la politique. Et conduit l’écrivain russe à aborder notamment la situation en Indochine. « Supposez, gronde-t-il, que le Vietnam du Sud ait attaqué le Nord. Il y aurait eu le tonnerre, la tempête et les hurlements. Mais le Vietnam du Nord envahit le Sud, et tout le monde s’en félicite. » Devant les caméras, Soljenitsyne le proclame : l’Indochine va devenir un goulag. Aux yeux de l’écrivain, l’aveuglement de l’Occident est un scandale.

PARIS, 16 AVRIL
Article de Jacques Decornoy, dans Le Monde, écrit alors que les Khmers rouges sont aux portes de Phnom Penh : « Le Cambodge sera démocratique, toutes les libertés seront respectées. »

PHNOM PENH, 17 AVRIL
A 9 h 30, les Khmers rouges de la division 130 investissent la capitale cambodgienne : 40 000 maquisards, un foulard rouge sur la tête et chaussés de tongs ou de lanières de pneus. Les curieux qui s’avancent pour voir le spectacle sont surpris par ces petits guerriers hâves surgis de la jungle. Dès 11 heures, ils circulent avec des haut-parleurs qui commandent aux habitants de se mettre en route pour la campagne. Hommes, femmes, enfants, vieillards, malades : tous les habitants de Phnom Penh doivent déguerpir sous la conduite des Khmers rouges. Au cours des derniers mois, sous l’afflux des réfugiés, la capitale cambodgienne était passée de 600 000 habitants à plus de 2 millions. En quarante-huit heures, la ville est vidée, à l’exception de 40 000 fidèles de l’Angkar, l’organisation communiste. Les malades intransportables, sortis des hôpitaux, sont achevés. Sur les routes qui conduisent les déportés vers des chantiers de grands travaux, les bourgeois, les intellectuels, les fonctionnaires, les officiers et les moines sont assassinés à coups de manche de pioche ou la tête enfermée dans un sac en plastique : l’Angkar économise les munitions.

PARIS, 18 AVRIL
Titre du Monde : « Phnom Penh est tombée ». En une, le quotidien publie une dépêche de son envoyé spécial, Patrice de Beer, resté dans la ville à l’approche des Khmers rouges. Le texte a été télégraphié le 17 en fin de matinée : « La ville est libérée. […] On entend encore des coups de feu dans le centre de la ville, mais l’enthousiasme populaire est évident. Des groupes se forment autour des maquisards, jeunes, heureux, surpris par leur succès facile. Des cortèges se forment dans les rues et les réfugiés commencent à rentrer chez eux. » Titre de l’encadré : « Enthousiasme populaire ». Le même jour, un grand titre barre la une de Libération : « Phnom Penh, sept jours de fête pour une libération ».

PHNOM PENH, 19 AVRIL
Les vainqueurs ont demandé aux étrangers de se rassembler dans l’ambassade de France. Trois mille personnes y ont trouvé refuge. L’ethnologue François Bizot connaît bien les Khmers rouges : il a été fait prisonnier par eux en 1971, mais a réussi à être libéré après deux mois et demi de détention. Comme il le racontera vingt-cinq ans plus tard dans Le Portail, il sert par conséquent d’interprète et d’intermédiaire entre les diplomates français et les nouvelles autorités khmères. Celles-ci n’autorisent l’entrée dans l’enceinte de l’ambassade que de détenteurs d’un passeport en règle. Par ordre de l’Elysée, la même consigne est observée de l’intérieur par les gendarmes qui gardent le portail d’entrée. Le prince Sisowath Monireth, oncle de Sihanouk, saint-cyrien et ancien officier de la Légion étrangère, venu avec sa Légion d’honneur sur la poitrine, est refoulé ; nul ne le reverra jamais. Entre le 30 avril et le 6 mai, tous les réfugiés de l’ambassade seront conduits en camion jusqu’en Thaïlande. Les étrangers chassés, les frontières du pays fermées, le Cambodge, rebaptisé Kampuchéa démocratique, vivra quatre ans en autarcie.

SAÏGON, 21 AVRIL
La région est encerclée par les troupes du Nord. Nguyen Van Thieu, le président du Vietnam du Sud, remet sa démission après que le gouvernement révolutionnaire provisoire sud-vietnamien (GRP), émanation des communistes, a demandé son départ comme condition sine qua non de toute négociation. Le 28 avril, il sera remplacé par le général Duong Van Minh.

PARIS, 28 AVRIL
Commentaire de Jean Lacouture, dans Le Nouvel Observateur, sur la révolution cambodgienne. L’évacuation de Phnom Penh ? Une « audacieuse transfusion de peuple ».

SAÏGON, 29 AVRIL 1975
Les troupes sud-vietnamiennes se battent sans relâche. Bombardé, l’aéroport de Tan Son Nhut est inutilisable. Une noria d’hélicoptères américains commence à évacuer les derniers personnels de l’ambassade des Etats-Unis et les membres du gouvernement du Vietnam du Sud vers les porte-avions de la VIIe flotte qui croisent au large.

SAÏGON, 30 AVRIL

A l’aube, la 324e division nord-vietnamienne s’avance dans les faubourgs. Tandis que les 4 millions d’habitants se terrent chez eux, et que les soldats du Sud se débandent en déposant leurs uniformes et leurs armes, l’ultime carré des défenseurs du Vietnam libre montent à l’assaut : un bataillon de parachutistes, les cadets de l’académie militaire de Dalat, des miliciens catholiques. Héroïque baroud d’honneur pour un pays perdu. A 7 h 53, le dernier hélicoptère décolle du toit de l’ambassade des Etats-Unis, abandonnant à leur sort des milliers de candidats à l’exil. A 10 h 24, Minh, le président du Sud-Vietnam, voulant éviter un bain de sang, annonce la capitulation de ses troupes. A 11 h 30, deux blindés du Nord enfoncent les grilles du palais présidentiel. Pendant qu’un colonel reçoit la reddition du président Minh, le drapeau du Viêt-Cong, bleu et rouge frappé d’une étoile dorée, est hissé sur le toit de l’édifice. A 15 h 30, un message radiophonique du dernier président de la République du Vietnam annonce la dissolution de son gouvernement. Les ondes diffusent en boucle une annonce du vainqueur : « Les forces du Front national de libération ont pris le contrôle de Saïgon. Ne craignez rien. Vous serez traités correctement. » En fin de journée, Saïgon est rebaptisée Hô Chi Minh-Ville.

Paris, 2 mai
Editorial de Jean d’Ormesson dans Le Figaro : « Quel soulèvement populaire ? Ce qui a vaincu Saïgon, ce sont les divisions nord-vietnamiennes à peine camouflées sous le drapeau du gouvernement révolutionnaire provisoire (GRP) et armées jusqu’aux dents par les alliés communistes. » Au cours de la nuit suivante, de mystérieux volontaires français s’activent dans l’ambassade de la République du Vietnam du Sud, avenue de Villiers, sous le regard de l’ambassadeur qui doit prochainement passer ses clés aux représentants du GRP à Paris. Les communistes pénétreront dans des locaux vides de tout document, aux meubles fracassés, où toutes les machines, précipitées du haut de la cage d’escalier, sont disloquées.

PARIS, 10 MAI

Article de Patrice de Beer dans Le Monde, le reporter revenant du Cambodge : « Pourquoi cette attitude ? [l’expulsion des observateurs étrangers par les Khmers rouges] Sûrement pas, comme tente de le faire croire l’administration américaine qui se raccroche à sa théorie du «bain de sang», pour cacher des horreurs que de sadiques hommes en noir seraient en train de perpétrer. Que cela plaise ou non, les Cambodgiens ont décidé qu’ils ne voulaient plus d’étrangers chez eux. […] Derrière le pyjama noir et la casquette, il existe une volonté farouche de retour aux sources rurales du pays, et un nationalisme fier.

SAÏGON, 15 MAI
Devant une brochette de généraux aux épaulettes d’or défilent les chars de fabrication soviétique, les canons venus de Chine et les fantassins de l’armée de la République démocratique du Vietnam qui s’est emparée de Saïgon. Dans quelques mois, le Nord et le Sud seront unifiés sous le vocable de République socialiste du Vietnam. Dans les rues de la ville, des haut-parleurs diffusent la radio en permanence : slogans communistes, marches militaires, chants soviétiques. Venus de Hanoï, des centaines de cadres du parti organisent l’épuration : ils ont dressé des listes et font appel à la délation afin de traquer les cadres du régime défunt – du moins ceux qui ne seront pas victimes d’exécutions sommaires. Militaires et fonctionnaires du Sud sont astreints à des stages de rééducation : un an pour les simples soldats, trois ans pour les officiers et les hauts fonctionnaires, délais susceptibles d’allongement. A la fin des années 1990, les camps vietnamiens détiendront encore des prisonniers politiques internés en 1975. Sur une population de 20 millions de personnes, entre 500 000 et un million de Vietnamiens du Sud passeront par ces camps, au moins 300 000 d’entre eux y laissant la vie.

PARIS, 29 AVRIL 1976
Editorial d’André Fontaine, rédacteur en chef du Monde, sur la situation au Cambodge : « Quelle qu’en soit l’ampleur, il paraît bien s’agir d’une tragédie. Le pays a été transformé en un vaste camp de concentration. »

New York, 25 août 1976
Dans le New York Times, le reporter Henry Kamm, évoquant les réfugiés qui fuient le Vietnam par la mer, emploie pour la première fois l’expression boat people. Le mot fera fortune, mais la réalité a commencé dès le 30 avril 1975, quand il s’est avéré impossible de quitter Saïgon par les airs. On estime que plus de 200 000 habitants du Sud se sont enfuis en bateau dans les premiers jours de mai 1975. Depuis, le flux ne s’est pas tari. Sur des jonques ou des radeaux de fortune, les Vietnamiens embarquent par centaines de milliers : en tout, 3 millions de fugitifs. Deux millions qui parviendront aux Etats-Unis ou en Europe, et des centaines de milliers qui échoueront, victimes de pirates, volés, violés, noyés : selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, 250 000 boat people sont morts en mer. Le Vietnam est devenu un goulag tropical : Soljenitsyne avait raison.

PARIS, 3 FÉVRIER 1977
Sortie du livre du père François Ponchaud : Cambodge, année zéro. Missionnaire au Cambodge depuis 1965, expulsé en 1975, ce prêtre a recueilli les témoignages de centaines de rescapés qui ont réussi à fuir le pays et à passer en Thaïlande. Ils lui ont tout raconté : le retour forcé à la campagne, les massacres de masse, les tortures, les camps de travail, la famine. Dans un dossier publié par Le Monde en février 1976, il a procédé à une estimation du nombre de victimes : selon lui, neuf mois après leur prise du pouvoir, les Khmers rouges avaient provoqué 800 000 morts. Dans son livre, le père Ponchaud réévalue son estimation : d’après ses calculs, au moins un million de Cambodgiens ont disparu, soit 150 000 victimes d’exécutions sommaires (officiers, cadres du régime, intellectuels) et 850 000 morts au travail ou de malnutrition. Le Cambodge est devenu un goulag tropical : Soljenitsyne avait encore raison.

PARIS, 13 NOVEMBRE 1978
Dans Valeurs actuelles, interview de Jean Lacouture, auteur de cinq livres et de nombreux articles sur les événements d’Indochine : « Au Cambodge, j’ai péché par ignorance et par naïveté. […] J’avais un peu connu certains dirigeants actuels des Khmers rouges, mais rien ne permettait de jeter une ombre sur leur avenir et leur programme. […] Pour le Vietnam, je plaide coupable. Je m’accuse d’avoir pratiqué une information sélective en dissimulant le caractère stalinien du régime nord-vietnamien. »

PHNOM PENH, 7 JANVIER 1979
Les troupes vietnamiennes, aidées d’anciens communistes adversaires de Pol Pot, entrent dans Phnom Penh et mettent fin au régime des Khmers rouges. Elles se retireront en 1989, le Cambodge étant placé sous l’autorité de l’ONU en 1991. Redevenu roi, Sihanouk affrontera une guérilla khmère rouge qui se prolongera jusqu’en 1998, année de la mort (dans son lit) de Pol Pot. En 2006, les responsables khmers rouges encore en vie seront jugés, et condamnés. Leur système politique, un des plus effroyables de l’Histoire, a coûté la vie à 1,7 million de personnes sur une population s’élevant, quatre ans auparavant, à 8 millions de Cambodgiens. Près d’un individu sur quatre : cela, même Soljenitsyne n’avait osé l’imaginer.

Jean Sévillia

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