Soljenitsyne, au nom des droits de l’âme

L’écrivain russe n’a pas toujours été compris en Occident. En résistant au communisme, puis en pourfendant aussi le consumérisme libéral, ce prophète luttait contre toutes les formes de déracinement.

Quand il est mort, le 3 août 2008, sa disparition a suscité une émotion bien discrète. Hors le président du conseil général de la Vendée, Philippe de Villiers, aucun représentant de la France officielle ne se rendra à Moscou pour ses obsèques : à Paris, Alexandre Soljenitsyne n’était plus à la mode.

Quel contraste avec sa gloire des années 60, quand ses romans le menaient au prix Nobel de littérature ! Deux livres remettent aujourd’hui en perspective la vie et l’œuvre de Soljenitsyne. Tout juste parue, la biographie de Lioudmila Saraskina, une historienne russe de la littérature, est un ouvrage exhaustif, fourmillant de détails inédits, puisque l’auteur a eu accès aux archives de l’écrivain (1). Ceux qui estiment que trop de détails tue l’intérêt trouveront leur bonheur avec le livre de Véronique Hallereau, une Française qui a enseigné en Russie. Son essai, publié au printemps dernier, constitue un portrait intellectuel et littéraire de Soljenitsyne (2).

Né en 1918 dans le Caucase, orphelin d’un père qui était un modeste paysan, le futur romancier est baptisé, mais il sera membre des jeunesses communistes, comme le voulait la société soviétique. A Rostov-sur-le-Don, après le lycée, il effectue des études supérieures en mathématiques et en physique, y ajoutant une formation en histoire, en littérature et en philosophie. En 1941, lors de l’attaque allemande contre l’URSS, il est mobilisé comme simple soldat, mais accédera au grade de capitaine. En 1945, son existence bascule : après avoir critiqué Staline dans une lettre, il est arrêté et condamné à huit ans de travaux forcés. Ayant purgé sa peine en 1953, il subit ensuite la relégation au Kazakhstan, où il se bat victorieusement contre un cancer.

Réhabilité à la faveur de la déstalinisation de 1956, il revient en Russie. En 1962, avec l’aval de Khrouchtchev, il publie Une journée d’Ivan Denissovitch, une glaçante description de la condition d’un prisonnier du goulag. En 1964, cependant, Brejnev, un dur du comité central, accède au pouvoir suprême : l’activité littéraire de Soljenitsyne se déroulera désormais sous surveillance. En 1965, une partie de ses archives est saisie par le KGB. En 1967, il proteste contre la censure dans un message adressé au Congrès des écrivains. En 1968, c’est à l’étranger qu’il fait paraître Le Premier Cercle et Le Pavillon des cancéreux. Exclu de l’Union des écrivains soviétiques, interdit de publication, il reçoit le prix Nobel de littérature en 1970, mais devra attendre quatre ans pour qu’il lui soit remis.

En 1973, il précipite la parution de L’Archipel du goulag, en russe, à Paris, après l’assassinat par la police de la dactylo qui détenait une copie du manuscrit. Traduit et publié à partir de 1974 en Occident, le livre déclenche un choc, car il met au jour ce que les anticommunistes seuls osaient rappeler : l’emprise du système concentrationnaire sur l’univers soviétique. Aux yeux d’une bonne part de la gauche française, Soljenitsyne devient suspect. En 1975, L’Unité, hebdomadaire du Parti socialiste, raille son «côté douteux de moujik des légendes». Cette même année, Pivot lui consacre une émission spéciale d’« Apostrophes », au moment où Phnom Penh et Saïgon sont sur le point de tomber. Parce qu’il prédit un goulag indochinois, l’écrivain est accusé d’obsession anticommuniste. C’est à lui, on le sait, que l’histoire a tragiquement donné raison…

En 1974, il a été expulsé d’URSS et déchu de sa citoyenneté. Vingt années d’exil l’attendent : Allemagne, Suisse, Etats-Unis. Installé dans le Vermont, il poursuit son œuvre littéraire. Mais il se fait de nouveaux ennemis, et pas pour les mêmes raisons. C’est que, dans ses interventions publiques – relire son prodigieux Discours de Harvard (1978) -, Soljenitsyne stigmatise le matérialisme, le relativisme et le refus de la transcendance qui caractérisent l’époque. Refusant le communisme comme le consumérisme, ce prophète se fait le défenseur des droits de l’âme.

En 1991, perestroïka oblige, Gorbatchev lui restitue sa citoyenneté. En 1993, en Vendée, l’écrivain prononce un discours historique où il s’interroge sur la logique totalitaire qui est en germe dans toutes les révolutions. Il rencontre Jean-Paul II, avec qui il a beaucoup en commun. En 1994, enfin, il rentre en Russie, voyageant de l’est à l’ouest, en hommage aux victimes du goulag, ses frères. Retiré près de Moscou, il se consacre à l’écriture, achevant notamment La Roue rouge, cette immense fresque sur la révolution russe qu’il avait commencée à la fin des années 30 : cinquante ans de travail. En 2006 débute la publication de ses œuvres complètes en 30 volumes. En 2008, il est enterré au monastère de Donskoï, à quelques kilomètres de la capitale russe.

Comparable à Balzac pour l’ampleur de l’œuvre et à Dostoïevski pour l’inspiration spirituelle, Soljenitsyne est d’abord un immense écrivain. Un chrétien hanté par la course folle du monde moderne, ensuite, et un patriote russe, aussi, avide de voir son pays renaître après les épreuves du XXe siècle.

Il était, enfin, un combattant. «Alexandre Soljenitsyne n’a pas eu une vie, mais un destin», résume Véronique Hallereau. Dans sa biographie, Lioudmila Saraskina raconte que les fils de l’écrivain, interrogés sur ce qu’ils souhaitaient que leurs propres enfants retiennent de leur grand-père, signalaient «sa conviction que le destin d’un homme ne dépend ni des circonstances, ni du hasard, ni de la fatalité, mais au premier chef de son propre caractère». Alexandre Soljenitsyne, ou l’école du courage.

Jean Sévillia

(1) Alexandre Soljenitsyne, de Lioudmila Saraskina, traduit du russe par Marilyne Fellous, Fayard.

(2) Soljenitsyne, un destin, de Véronique Hallereau, L’œuvre éditions.

Partager sur les réseaux sociaux

Nouveauté

Recherche

Thématiques