Quand le nazisme fait vendre

Depuis quelques années, les biographies d’Hitler ou de ses comparses et les études sur le national-socialisme se multiplient. Pourquoi ce renouveau d’intérêt ? Enquête chez les éditeurs.

Hasards de l’édition, il arrive que deux livres traitent du même sujet au même moment. Quand survient une commémoration, il peut s’agir d’une dizaines d’ouvrages, si ce n’est plus. Mais quand un thème donne matière en permanence à des parutions multiples, une question surgit : pourquoi cet intérêt ? Et quand cet intérêt concerne le nazisme, la réponse n’est pas innocente…

Depuis quelques années, en effet, sont publiés chaque mois des ouvrages décrivant par le menu la vie d’Adolf Hitler et les mécanismes de son régime. Pour s’en tenir aux dernières semaines, relevons par exemple les deux premiers tomes de la trilogie de Richard J. Evans, professeur à l’université de Cambridge : une minutieuse étude des origines et de l’essor du IIIe Reich, parue en Grande-Bretagne en 2003, alors saluée par tous les spécialistes, et enfin traduite en français (1). Le journaliste américain Timothy Ryback, de son côté, se penche sur le contenu de la bibliothèque personnelle d’Hitler (dispersée en 1945). Contrairement à une idée reçue, le Führer n’était pas analphabète, même si nombre des 16 000 volumes qu’il possédait reflétaient ses délires (2). Journaliste et réalisateur de documentaires, le Français Antoine Vitkine raconte l’histoire de Mein Kampf, bréviaire de la haine diffusé à 12 millions d’exemplaires, en Allemagne, de 1925 à 1945, et traduit en 16 langues. Le travail de Vitkine manque de rigueur (l’éditeur français de Mein Kampf est ainsi défini, page 117, comme « un des éditeurs français les plus dynamiques de cette époque» et, page 133, comme «un éditeur sans influence»), mais il a le mérite de se lire vite (3). Et voici enfin le quatrième et dernier volume de l’édition française du journal de Joseph Goebbels, le maître d’œuvre de la propagande nazie, entreprise commencée en 2005 (4).

Pourquoi cette avalanche, où le meilleur côtoie le moins bon ? Directrice littéraire chez Flammarion, chargée de l’histoire, Hélène Fiamma observe que le phénomène ne se manifeste pas seulement en France : «La tendance est la même en Grande-Bretagne, en Italie, dans les pays scandinaves, aux Etats-Unis.» L’éditrice considère que la biographie d’Hitler par le Britannique Ian Kershaw, traduite en français il y a dix ans, a ouvert la voie, avec la complicité des lecteurs : près de 30 000 exemplaires des deux tomes de Kershaw ont été vendus en France, score rare pour un livre d’histoire (5). Néanmoins, tempère Hélène Fiamma, beaucoup d’ouvrages sur le nazisme, faute de lecteurs, finissent au pilon.

Essayiste et traducteur (il a traduit Kershaw), Pierre-Emmanuel Dauzat tient un discours très critique sur cet engouement, y décelant un phénomène ambigu : «Le marché, accuse-t-il, à côté des vrais bons livres, est encombré par des publications de seconde zone qui flattent un public aux motivations troubles. Tant qu’on n’aura pas une école historique française sur le nazisme, on ne détruira pas les idées fausses.»

Responsable du département histoire de Fayard, Denis Maraval ne voit là rien de suspect : c’est le renouvellement des générations, soixante ans après la fin de la guerre, qui explique qu’il y ait de nouveaux lecteurs. Sans doute aussi l’influence du cinéma, de La Chute à Walkyrie. Même son de cloche chez Anthony Rowley, historien, professeur à Sciences-Po et éditeur chez Perrin, qui a supervisé de nombreux projets éditoriaux autour du national-socialisme. Parmi les plus récents, une encyclopédie du IIIe Reich (6) ou un album réunissant des clichés du photographe d’Hitler (7). Rowley, lui, estime qu’il existe un courant historiographique de fond : la France dispose aujourd’hui, sur le sujet, de chercheurs dignes de ce nom, curieux de sources inexploitées. Et de citer Jean-Luc Leleu, Fabrice d’Almeida, Edouard Husson, Florent Brayard, Marc-Olivier Baruch, ou le Canadien Benoît Lemay, dont la biographie de Rommel vient de démonter le mythe du grand soldat antinazi, légende qui avait cours jusqu’à présent (8).

Publié l’an dernier, le journal d’Hélène Berr, jeune Juive française morte en déportation, a ému de nombreux lecteurs. Directeur éditorial de Tallandier, maison chez qui parut l’ouvrage, Henri Bovet considère qu’il «faut publier aussi les bourreaux»: en éditant Goebbels, il a le sentiment de faire progresser la connaissance historique, sachant que les droits du livre sont reversés à la Fondation pour la mémoire de la Shoah. «Je ne crois pas aux vertus de la censure, confirme Anthony Rowley. Il faut faire confiance à l’intelligence du lecteur.»

Et qui expliquera, côté romans, le succès des Bienveillantes (700 000 exemplaires vendus) ? Si cette vogue autour de la croix gammée devait avoir une vertu, ce serait de rappeler que le mal rôde à travers l’Histoire. Notre époque, qui aime croire que tout se vaut, ferait bien de réfléchir à cette contradiction.

Jean Sévillia

1) Le Troisième Reich, de Richard J.Evans, tome 1, L’Avènement, traduit de l’anglais par Barbara Hochstedt, et tome 2, 1933-1939, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Flammarion.

2) Dans la bibliothèque privée d’Hitler, de Timothy W.Ryback, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gilles Morris-Dumoulin, Le Cherche Midi.

3) Mein Kampf, histoire d’un livre, d’Antoine Vitkine, Flammarion.

4) Journal, 1939-1942, de Joseph Goebbels, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Tallandier.

5) Une édition en un seul volume est parue à l’automne dernier : Hitler, de Ian Kershaw, Flammarion.

6) Allemagne, IIIe Reich, Histoire/Encyclopédie, de Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, Perrin.

7) L’Oeil du IIIe Reich, Walter Frentz, le photographe d’Hitler, préface de Fabrice d’Almeida, Perrin.

8) Erwin Rommel, de Benoît Lemay, Perrin.

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