Pourquoi ces moines bouleversent la France

« Des hommes et des dieux », le film de Xavier Beauvois consacré au drame des trappistes de Tibhirine, est en route vers les 3 millions d’entrées. Un succès incroyable, aux allures de phénomène de société. Cinq grandes raisons l’expliquent.

1. Le film est un chef d’œuvre

Distributeur du film de Xavier Beauvois, Stéphane Célérier est un homme heureux, mais prudent. S’il est certain que Des hommes et des dieux, désormais à l’affiche de 486 salles, réalisera au moins 2,5 millions d’entrées en France, il se refuse à rêver au-delà. D’autres le font pour lui. Compte tenu du faible taux de baisse de fréquentation des salles où le film est projeté (autour de 10 % par semaine, quand la plupart des affiches rassemblent 60 % de leurs spectateurs dès les sept premiers jours d’exploitation), l’œuvre de Beauvois dépassera certainement la barre des 3 millions d’entrées. Sans compter une vraisemblable pluie de césars qui lui assurera une seconde vie l’hiver prochain. Et on ne parle même pas de l’effet d’un éventuel oscar…

Quand un film approche ou dépasse les 3 millions d’entrées, il entre dans la catégorie des phénomènes. Sociologique (Bienvenue chez les Ch’tis), générationnel (Brice de Nice, Inception) ou technologique (Avatar). Raison pour laquelle Des hommes et des dieux intrigue. Il ne s’adresse pas explicitement à une catégorie de la population ni à une tranche d’âge spécifique, et il ne s’appuie en rien sur des prouesses techniques. Cela signifie que son succès se fonde d’abord sur ses vertus cinématographiques.
Un quart d’heure d’applaudissements à l’issue de sa projection au dernier Festival de Cannes, d’où il est parti auréolé du grand prix, et une critique unanime (à l’exception, sans surprise, de Télérama) avaient donné le ton dès avant sa sortie en salles, le 8 septembre : oui, ce film est un petit chef-d’œuvre du septième art. D’abord parce que son réalisateur, Xavier Beauvois, exigeant cinéaste, autodidacte brillant à qui l’on devait déjà quatre films, dont les excellents Selon Matthieu et Le Petit Lieutenant, a su, comme à son habitude, fournir à son long-métrage une forme parfaitement adaptée à son sujet : ici lente, hiératique, dépouillée, épurée. A l’image de la vie quotidienne des moines de l’Atlas algérien qu’il évoque. Aucun trucage, aucune secousse dans un récit qui suit classiquement un cours chronologique, aucune concession à toute spectacularisation du drame : on est chez Alain Cavalier ou Robert Bresson plutôt que chez Martin Scorsese ou Mel Gisbon. Dans un cinéma janséniste plutôt que sulpicien.

Les plans sont longs et très soignés, le cadrage des visages est souvent serré, afin d’obtenir des personnages plus que des comédiens jouant un rôle : des hommes qui nous deviennent proches. Des frères. La directrice de la photographie, Caroline Champetier, a volontiers pensé ses plans et ses lumières (naturelles, pâles comme l’espérance) en référence aux tableaux en clair-obscur du Caravage ou à ceux de Delacroix et de Mantegna. Beauvois lui-même, féru d’art, s’est inspiré des multiples représentations de la Cène pour la séquence de communion finale, quand seule la musique de Tchaïkovski vient accompagner la béatitude silencieuse des moines. Résultat : un esthétisme payant et apprécié des cinéphiles, qu’ils soient ou non portés sur l’iconographie chrétienne. Et que dire des acteurs, totalement habités par leur rôle et l’enjeu de leur mission : restituer au plus près la vérité des ces hommes de Dieu en chemin vers une grâce sacrificielle ? Lambert Wilson et Michael Lonsdale, éblouissants dans leur inquiétude comme dans leurs certitudes, sont lumineux. Grâce à eux, notamment, les spectateurs ont le sentiment de voir une des choses les plus difficiles à montrer : la foi.

2. Les cathos s’y reconnaissent

Des hommes et des dieux donne à voir de l’intérieur une communauté monastique, sa vie quotidienne. Communauté brusquement soumise à une menace qui contraint ses membres à une alternative dramatique : partir ou demeurer en acceptant le risque du sacrifice suprême. On sait que c’est le second terme de l’alternative que les trappistes de Tibhirine ont retenu. Ce choix est à l’origine du film, car son premier producteur, Etienne Comar, devenu le coscénariste de Xavier Beauvois, s’est un jour demandé pourquoi les moines sont restés, alors que le péril planait au-dessus de leurs têtes. Pour répondre par la caméra à cette question proprement métaphysique, il s’est tourné vers Beauvois, réalisateur agnostique mais si sensible au spirituel qu’il confie avoir voulu comprendre, avec Des hommes et des dieux, ce que les catholiques nomment «le mystère de l’Incarnation».

Haute et rare exigence au cinéma. Afin d’éviter toute erreur, la production s’est entourée des conseils d’Henry Quinson, ancien trader devenu trappiste à Tamié, en Savoie, puis fondateur d’une communauté expérimentale de prière et de travail à Marseille. Dialogues, décors, costumes, chants : Quinson a veillé à l’authenticité de tout.

Résultat, Des hommes et des dieux est un film dans lequel les catholiques se reconnaissent, ou du moins reconnaissent leur Eglise, leur religion. Les plus circonspects, à cet égard, auraient pu être les proches des disparus, pour qui ce drame ne saurait être « du cinéma ». Une projection privée a été organisée : les familles ont été conquises. «De cette histoire qui nous a durement touchés, Beauvois a su faire un très beau film, fin, spirituel et juste», témoigne un neveu du père Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine (Lambert Wilson).

Le public catholique a reçu le message cinq sur cinq. Et s’est alors mobilisé. «Nous avons plutôt l’habitude d’être tournés en dérision par les milieux culturels et de voir le pape devenir l’objet des attaques médiatiques les plus injustes, explique Sophie, une mère de famille de Nancy. Alors, pour une fois qu’un film exalte tout ce à quoi nous croyons, c’est vrai que nous nous précipitons.» «Ça nous change des refrains sur les prêtres pédophiles», renchérit Yannick, un jeune Versaillais. «Mon fils est religieux en Afrique, dans un pays où les chrétiens sont en minorité, raconte Jacques, un retraité de Bordeaux. En 1996, nous avons suivi les événements de Tibhirine comme un déchirement personnel.»

Les exploitants accueillent ainsi un type de foule auquel ils ne sont pas habitués, dont, plus repérables, des prêtres et des bonnes sœurs. Les statistiques le prouvent : à la périphérie de la capitale, Versailles et Boulogne sont les deux villes où les salles ne désemplissent pas. Et en province, l’Ouest (Angers, Rennes) ou l’Alsace, régions où la pratique religieuse reste importante, font la course en tête.

Les médias catholiques ont accompagné la sortie du film (couverture de tous les journaux, dossier de 12 pages dans La Croix, émissions spéciales sur toutes les radios chrétiennes). Un effort accompagné par la production, qui a organisé de nombreuses avant-premières ciblées. En province, les débats organisés autour du film par les réseaux catholiques font salle comble. Ajoutons que les autorités ecclésiastiques contribuent à cette vague publicitaire, nombre d’évêques incitant leurs fidèles à se déplacer. «Allez-y, même si vous n’allez pas voir d’habitude ce qu’on vous recommande avec insistance», écrit Mgr Ulrich, archevêque de Lille.

Rien ne vaut néanmoins le bouche-à-oreille. C’est lui, en réalité, qui assure la réussite du film. Mi-septembre, sur le parvis des églises, après la messe, la question était : «Avez-vous vu Des hommes et des dieux Mi-octobre, cette question s’est transformée en étonnement : «Vous n’avez pas vu Des hommes et des dieux

3. Ces moines touchent aussi les non-croyants

Un détail en dit long : chaque projection du film se clôt dans un silence total. Pendant que le générique final se déroule sur l’écran, le cinéma se vide sans qu’un mot soit prononcé. Le public sort subjugué, plongé dans une méditation qui a quelque chose de religieux. Et pourtant, même s’ils sont nombreux, il n’y a pas que des chrétiens dans l’assistance. Des hommes et des dieux attire aussi des gens se réclamant d’une autre confession, et des incroyants, des agnostiques, des athées. En témoigne la diversité des éloges dans la presse. «Admirable en tous points», a écrit Le Monde. «Un véritable chant d’amour», selon La Tribune. «Un instant de grâce», pour Paris Match. Même Libération s’est interrogé sur ce succès : «Comme si ce film lent et contemplatif permettait à chacun de déverser ses doutes et ses questions.»

«Non, je ne suis pas catholique, et je ne sais pas si je crois en Dieu, sourit David, un jeune Parisien. Mais un tel film, ça secoue. C’est un moment d’absolu. Et l’absolu, dans notre société, il faut vraiment le chercher.» L’œuvre de Xavier Beauvois, à cet égard, offre plusieurs niveaux de lecture. Première surprise pour un public non catholique (et sans doute aussi pour les catholiques intermittents du christianisme), la découverte du rythme quotidien d’une communauté monastique. < i>«La plupart de nos contemporains ignorent comment vivent les moines, commente la philosophe Chantal Delsol. Dans le film, on voit longuement les trappistes prier, mais aussi travailler. Ils labourent la terre, binent leur potager et récoltent du miel qu’ils vendent sur le marché. Ce sont des hommes incarnés. L’incarnation, dans le christianisme, c’est essentiel.»

Deuxième découverte, ces hommes de Dieu ne sont pas des surhommes : ils sont des êtres comme les autres, avec leurs forces, mais également leurs faiblesses. On le constate quand la caméra de Xavier Beauvois nous fait suivre le long chemin intérieur et douloureux par lequel sont passés les moines de Notre-Dame de l’Atlas avant de parvenir à la décision unanime de rester sur place. «Certains imaginaient que les frères de Tibhirine sont allés au martyre joyeusement, comme des kamikazes, poursuit Chantal Delsol. Mais la mort désirée, c’est le contraire du martyre chrétien, offrande consentie qui n’exclut pas la peur, l’incertitude. Notre époque incrédule a tendance à confondre la foi avec une idéologie tout d’un bloc. Mais la foi est une quête: les grands mystiques traversent bien la nuit du doute. Dans le film, c’est ce qui rend les moines sympathiques: si différents de nous, ils nous ressemblent.»

Troisième découverte, les moines qui ont consacré leur existence à Dieu la vouent aussi aux autres. A leurs prochains, en langage chrétien. En l’occurrence les villageois musulmans des alentours, soignés gratuitement par le médecin de la communauté, frère Luc (Michael Lonsdale), qui s’occupe également des islamistes blessés, comme il soignerait n’importe quel malade, fidèle au serment d’Hippocrate autant qu’au commandement de sa religion : «Aime ton prochain comme toi-même.» Merveilleuse scène, dans le film, lorsque frère Luc explique à une jeune Algérienne les secrets de l’amour…

Le film de Xavier Beauvois s’inscrit à contre-courant de notre époque. En un temps où l’argent est roi, il met en scène des pauvres. En un temps où le paraître triomphe, ses héros sont des figures modestes et discrètes. En un temps où le bruit envahit tout, il procure une cure de silence. En un temps où le monde va de plus en plus vite, il n’est que lenteur. En un temps où la violence se banalise, il rappelle les vertus de la paix. Le don, la gratuité, le sacrifice, la noblesse, la contemplation, et en plus le sourire. Ces valeurs semblant oubliées, Des hommes et des dieux fait recette.

4. L’écho d’une relation douloureuse avec l’Algérie

« S’il m’arrivait un jour d’être victime du terrorisme (…), j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays», avait écrit le père de Chergé dans son testament spirituel. Ajoutant : «J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.» Relater le drame de Tibhirine, ce n’est pas appeler à une vengeance que les victimes elles-mêmes répudiaient par avance. On chercherait en vain, dans le film de Beauvois, matière à une querelle entre la France et l’Algérie, le problème de la vérité sur la mort des sept moines n’étant même pas abordé : ce n’est pas son objet.

Cependant, si une œuvre artistique existe par elle-même, sa réception dépend d’un certain contexte. Or, l’arrière-plan du film remue maints sujets qui ne sont pas absents de l’esprit des spectateurs. Les souvenirs de la longue présence française en Algérie (cent trente ans), dont le monastère Notre-Dame de l’Atlas, même si ses occupants étaient tout sauf des néocolonialistes, formait une sorte d’îlot subsistant. L’immigration en France d’une importante communauté algérienne dont sont issus des citoyens devenus français. La guerre civile algérienne qui a culminé dans les années 90 mais dont les traces sont encore vives. La poussée islamiste dans le monde musulman en général, et dans le Maghreb en particulier. La situation des chrétiens dans le monde musulman en général, et dans le Maghreb en particulier…Les moines de Tibhirine aimaient leurs voisins musulmans, qui le leur rendaient : «La branche, c’est vous, l’oiseau, c’est nous», dit une habitante au père de Chergé, rappelant par là que son village était né avec l’abbaye.

Tous les commentateurs saluent dans Des hommes et des dieux un hymne à l’amitié entre chrétiens et musulmans. Cette amitié, qui ne la souhaiterait ? Mais, au sortir du film – qu’il a admiré -, Rémi Brague, qui enseigne notamment la philosophie arabe médiévale à l’université Paris-I, tempère quelque peu le consensus en vigueur : «Le père de Chergé cite un verset pacifique du Coran. Mais les versets de ce type ont été abrogés par des versets ultérieurs, à visée belliciste, qui peuvent être utilisés pour justifier ce qui s’est passé à Tibhirine.» Qu’en conclure ? «Aucune règle générale, précise le philosophe, d’autant que très peu de musulmans lisent le Coran dans sa totalité, pas plus que les chrétiens ne connaissent leurs textes sacrés. Simplement qu’il ne faut pas confondre le dialogue entre chrétiens et musulmans, nécessaire comme entre tous les hommes de bonne volonté, et le dialogue entre le christianisme et l’islam, qui se heurte à des difficultés conceptuelles considérables.»

Il n’y a plus que 5 000 catholiques en Algérie, où l’islam est religion d’Etat et où les ordonnances de 2006 ont encore restreint l’exercice des autres cultes. En Occident, l’islam est libre de se répandre. Dans les pays musulmans, le christianisme est interdit, ou sous surveillance. Qui peut certifier que cette dissymétrie ne préoccupe pas les spectateurs de Des hommes et des dieux, même si peu oseront l’avouer ?

5. Quand Dieu frappe à la porte

»Le bon berger n’abandonne pas son troupeau à l’heure où arrive le loup», s’exclame un frère de Tibhirine. Tous ensemble, ils ont fini par rallier la position de leur prieur. Refusant de quitter les lieux, ils acceptent la possibilité du martyre, un martyre qu’ils n’ont ni souhaité ni couru. Ils marchent donc vers la mort éventuelle, et le savent. Par fidélité aux villageois, parce qu’il n’y a pas de plus grand amour, dit l’Ecriture, que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. Par fidélité à leur vocation, parce que, trappistes, ils sont entrés dans le renoncement le jour où ils ont prononcé leurs vœux. Par fidélité à leur foi, parce qu’on ne triche pas avec Dieu.

Le spectacle de ces âmes prêtes au risque suprême, dès lors, bouscule ceux qui regardent le film. Les croyants, qui se demandent s’ils seraient capables d’un tel sacrifice. Les non-croyants, qui voient une force à l’œuvre à travers cette poignée de moines. Une force invisible, mais bien présente.

Notre société sécularisée est massivement non-croyante, ou au moins indifférente en matière religieuse. Les hommes d’aujourd’hui, disait à peu près Jean-Paul II, vivent comme si Dieu n’existait pas. Pour autant, qui peut se satisfaire d’une existence qui n’aurait pas un sens ultime ? A l’heure de la mort, au moment du dernier dépouillement, les athées sont-ils si nombreux ?

Avec leur religion tranquille, les moines de Tibhirine nous interrogent. Il existe une fécondité du martyre. Elle est surnaturelle, elle est aussi naturelle. Des hommes qui sont allés jusqu’au bout de leurs convictions, face à l’épreuve, se sont aussi tenus debout : quelle leçon… C’est une très vieille histoire, au fond, que raconte le film de Xavier Beauvois. Mort, où est ta victoire ?

Jean Sévillia (avec Jean-Christophe Buisson)

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