L’histoire en panne à l’école

Finie la chronologie, finis les grands hom-mes : place à l’étude transversale de toutes les cultures. Avec un tel programme, les élèves ne risquent pas d’apprendre l’histoire de France.

Le Figaro Magazine avait un an. En couverture de notre numéro du 20 octobre 1979, Alain Decaux lançait un cri d’alarme : «On n’apprend plus l’histoire à vos enfants ! » Trois décennies plus tard, sur quel ton faudrait-il le dire ?

En 2009, la suppression annoncée des cours d’histoire en terminale S a suscité un tollé chez les historiens et lancé un débat public, mais le ministère de l’Education nationale a maintenu sa position. Lors de cette rentrée 2010, la refonte des programmes préparée par les services de Luc Chatel est entrée en vigueur. Pour s’en tenir à des symboles, on sait que, au collège, le nom de Clovis a disparu, celui de Louis XIV n’est là que pour évoquer les arts du Grand Siècle, et Napoléon n’est cité que parce qu’il représente une phase de la séquence révolutionnaire. En revanche, la Chine des Han, l’Inde des Gupta, l’Empire africain des Songhaïs et celui du Monomotapa sont désormais enseignés aux petits Français : le bulletin officiel de la Rue de Grenelle prône l’ «ouverture aux autres cultures ».

Dans un libelle qui vient de paraître, un universitaire, dénonçant cette «Bérézina», accuse l’enseignement de l’histoire de fabriquer «des ânes» (1). Rédigé sur un ton humoristique qui paraîtra léger pour un sujet aussi grave, l’ouvrage a le mérite de poser le problème, et de bien le poser. L’auteur, Pierre Lunel, agrégé de droit romain, est ancien président de Paris-VIII et ancien délégué ministériel à l’orientation. Lors qu’il évoque le cas d’étudiants de première année d’histoire qui sont incapables d’énoncer dans l’ordre les régimes politiques français du XIXe siècle, du Consulat à la Troisième République, il sait de quoi il parle.

Quand le désastre s’est-il produit ? «C’est dans les années 70 et 80 que l’enseignement de l’histoire a été mis à mal», rappelle Lunel. Sur le plan historiographique, ce sont les années où triomphe l’école des Annales. Ce courant, fondé avant-guerre par Marc Bloch et Lucien Febvre, visait à raconter la vie des sociétés sous un angle économique et social qui n’était pas abordé par l’histoire traditionnelle, férue de grands hommes, de batailles et de traités diplomatiques. Marquées à gauche au départ, les Annales se diviseront en courants et en sous-courants parfois inclassables, où s’illustreront quelques-uns des plus célèbres historiens français du XXe siècle, de Fernand Braudel à Georges Duby. Issue de cette large mouvance à la fin des années 70, la Nouvelle Histoire étudie les mentalités et les structures de pensée, en relation avec le contexte sociopolitique d’une époque, et en établissant des comparaisons d’un pays à l’autre, d’une civilisation à l’autre. Un procédé qui a du sens pour des agrégés d’histoire possédant les connaissances nécessaires et aptes à resituer les faits dans l’échelle du temps, mais inapproprié pour des enfants qui, par définition, ont tout à apprendre sur le passé.

Les pédagogues ont dès lors concocté, tant à l’école primaire que dans le secondaire, un cursus négligeant la chronologie et les événements, pour leur préférer des «axes problématiques», selon le sabir d’une circulaire officielle. D’où l’habitude de faire travailler les élèves sur des « documents », ensemble hétéroclite qu’ils n’ont ni la culture ni la maturité suffisantes pour analyser.

Ce bouleversement méthodologique, qui plus est, s’est opéré au moment où les professeurs post-68 ont entrepris de faire table rase d’une culture occidentale classique, désormais considérée comme bourgeoise, capitaliste et colonialiste, quand ce n’était pas raciste et fasciste. «Les démiurges des programmes, explique Pierre Lunel, ont épousé l’air du temps, lequel était soufflé par une génération dont le souci n’était ni le patriotisme ni les grandes figures du passé.»

Fini, donc, le roman national à la Lavisse (version républicaine) ou à la Bainville (version monarchiste), dehors les figures de Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Bonaparte ou Clemenceau, place à une histoire fragmentée, multiculturelle et multiethnique, où les seuls héros vénérés sont Che Guevara ou Nelson Mandela.

Ajoutons que la télévision – qui fut par épisodes le grand vecteur de la culture populaire – ne laisse désormais à l’histoire qu’une place limitée. Où sont les équivalents, en termes d’horaire de diffusion et de public touché, des « Dossiers de l’écran » ou des dramatiques historiques de naguère, que près de la moitié des Français regardaient le soir et dont ils discutaient le lendemain ?

Et pourtant, du succès des spectacles historiques à la passion pour les musées d’histoire, de l’engouement pour la généalogie au plébiscite des Journées du patrimoine, sans oublier les diverses controverses mémorielles, tout prouve que nos contemporains aiment savoir de qui ils descendent.

«L’intelligence de l’enfant, affirme Pierre Lunel, se nourrit d’imagination, pas seulement de concepts et de notions. Il n’est d’éducation sans la dimension esthétique, émotionnelle, morale du message.» L’universitaire plaide donc pour l’apprentissage, dès le plus jeune âge, d’une histoire narrative, nourrie par des faits et des anecdotes qui rendent l’accession au passé plus concrète et plus incarnée (2).

Ce n’est pas le seul des « sept commandements » de l’auteur pour sauver l’histoire. «De sangloter, homme blanc, tu cesseras», souhaite Pierre Lunel. Le jour où l’Education nationale lui donnera raison, elle sera là, la véritable révolution culturelle.

Jean Sévillia

(1) La Manufacture des ânes, de Pierre Lunel, L’Archipel.

(2) Les éditeurs sentent ce besoin en mettant sur le marché de charmants volumes inspirés des manuels scolaires d’autrefois. Voir, dans la production récente, Les Héros de l’histoire de France, de Jacques Gimard (Hors Collection) ou Le Petit Livre de l’histoire de France (Chêne).

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