Les faux rebelles

Ils ont fait, selon leur génération, les barricades de 1968, les manifs étudiantes de 1986 ou les rassemblements anti-Le Pen de 2002. L’été 2003, certains se sont retrouvés à la grande fête altermondialiste qui s’est tenue sur le plateau du Larzac, comme au bon vieux temps des pantalons pat’d’eph’, des 2 CV orange et des sacs à main en toile de jute. Quand ils fument, ce n’est pas toujours du tabac. Leurs nuits sont peuplées de cauchemars qui ont nom capitalisme, libéralisme, fascisme et racisme. Etudiants hier, ils travaillent aujourd’hui dans des secteurs où ils gagnent beaucoup d’argent. Ils ont néanmoins bonne conscience, car ils sont des révoltés : contre un monde injuste et dur, ils portent haut le flambeau de la morale et des droits de l’homme. Ils le disent dans les journaux et à la télé – qui les accueillent volontiers. C’est maintenant le comble du chic : des brasseries de Saint-Germain-des-Prés au Festival de Cannes, tout le (beau) monde se dit « politiquement incorrect ».

Etrange unanimité. Car qu’y a-t-il derrière cette expression qui tend à se banaliser ? Au printemps dernier, Jean-François Kahn publiait un Dictionnaire incorrect (Plon) dans lequel il entendait pourfendre « la bien-pensance et les nouveaux conformismes ». Il y a trois ans, Vladimir Volkoff – qui vient de mourir – avait fait de même paraître un Manuel du politiquement correct (Editions du Rocher) où il s’attaquait à l’idéologie dominante. En effectuant une lecture croisée des deux volumes, on trouve quelques réflexions convergentes, mais surtout une multitude de désaccords, et sur des points essentiels. D’après Kahn, rechercher l’absolu est « sublime », mais « croire l’avoir trouvé génère toujours des catastrophes ». Volkoff déplore au contraire que « dans la vision politiquement correcte des choses, il n’y a pas d’absolu ».

Deux personnalités, deux livres, deux définitions opposées. L’expression « politiquement correct » étant passée dans le langage commun, chacun l’emploie en lui appliquant le contenu de son choix : on a ainsi entendu Jacques Chirac, Michel Rocard, Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Jean-Marie Le Pen ou Laurent Fabius stigmatiser les méfaits du politiquement correct. S’y opposer, ce serait manifester le courage du « politiquement incorrect ». Mais cette étiquette n’étant pas non plus une marque déposée, n’importe qui peut prétendre jouer les contestataires en véhiculant les plus solides conformismes de l’époque : le magazine Les Inrockuptibles se vante bien d’être un journal « culturellement incorrect », alors qu’il a épousé toutes les causes militantes qui fleurirent aux Etats-Unis avec le mouvement « politically correct ».

C’est en Amérique, il ne faut pas l’oublier, que la formule est née. En 1990, un chroniqueur du New York Times dénonçait une « nouvelle orthodoxie en vogue sur les campus ». Se réclamant de Sartre, de Foucault, de Derrida, de Deleuze ou de Marcuse, le mouvement « pc » (prononcer pi-ci) rassemblait la gauche intellectuelle américaine : marxistes, postmodernistes, féministes et gays radicaux, afro-centristes, etc. Au mythe fondateur du melting-pot, celui de la fusion des cultures dans l’ American way of life, cette nébuleuse progressiste substituait le modèle du multiculturalisme, où chacun revendique sa particularité et obtient que sa différence soit protégée par la loi.

Importée en France au début des années 90, la formule a fait florès. Le politiquement correct, c’est désormais ce à quoi tout le monde affirme avec fierté ne pas se soumettre. Mais comment le définir ? Plus qu’une doctrine, l’expression évoque des réflexes, une sensibilité, une manière de réagir devant l’actualité. Vladimir Volkoff, dans le livre cité plus haut, mentionnait plusieurs sources idéologiques conditionnant ces réflexes : la sympathie pour les démunis et l’antipathie pour les possédants, héritage du socialisme ; un certain misérabilisme, venu du christianisme de gauche ; le goût de l’égalité et la méfiance à l’égard de la société, dans la lignée du rousseauisme ; le sens de la lutte des classes et l’affinité avec les mouvements révolutionnaires, avatar du marxisme ; le rejet de toute structure paternelle, scorie d’un complexe d’OEdipe sorti du freudisme ; la haine des normes morales et des hiérarchies sociales, legs de la « pensée 68 ».

Au cours de la même période, le politiquement correct s’est imposé dans les milieux culturels et médiatiques, souvent en contradiction avec les enjeux d’une époque qui a vu reculer les clivages idéologiques (le conflit Est-Ouest s’étant éteint, et la distinction gauche-droite ayant perdu de sa pertinence), et en tout cas en décalage avec la société. En matière de sécurité, d’éducation, de morale civique ou de regard sur l’immigration, on sait que les élites parisiennes, au nom du politiquement correct, ont vite fait de cataloguer de « populistes » les attentes d’une population qui n’habite pas les beaux quartiers. En matière économique, de même, l’antilibéralisme sert souvent de masque à un anticapitalisme primaire, appuyé sur des raisonnements déconnectés du réel.

Dès 1991, analysant dans Le Figaro l’émergence du politiquement correct, Annie Kriegel soulignait les dangers d’un nouveau maccarthysme consistant à délégitimer son contradicteur en l’assimilant aux personnages ou aux théories symbolisant le mal à travers l’histoire. Ce terrorisme intellectuel, au cours des dernières années, a été dénoncé par des esprits issus de traditions très diverses. Mais dans le cas de ceux qui venaient de la gauche, c’était au prix d’une contradiction ou d’une rupture avec leur famille d’origine. Cette rupture, encore faut-il l’assumer. Sous peine d’être un faux rebelle.

Jean Sévillia

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