Le nazisme, une histoire allemande

La folle et criminelle entreprise hitlérienne prétendait réduire les fractures de la société allemande héritées de l’histoire. Pour n’aboutir qu’à un désastre.

Accolant deux réalités que la pensée dominante se refuse à associer, le titre du livre surprend : Nazisme et révolution *. Le sous-titre également : Histoire théologique du national-socialisme, 1789-1989. Que vient faire la théologie avec le mouvement hitlérien, et pourquoi ces dates si éloignées, en amont et en aval, de la tragique carrière du Führer ? Ajoutons que l’illustration de la couverture tranche sur les habitudes. Au lieu des uniformes, bottes et baudriers qu’on nous montre généralement pour traduire le fanatisme à croix gammée, la photo représente une foule de Berlinois qui, certes, saluent le bras tendu, mais qui, tous habillés en civil, portent de très banals chapeaux mous des années 1930 : en quelque sorte des citadins ordinaires. Last but not least, la formule répétée à l’envi dans l’ouvrage et reprise au dos de la couverture apparaît comme une provocation : «Le nazisme est un centrisme.»

Et pourtant, l’auteur n’écrit pas pour faire scandale. Ancien élève de l’ENS-Ulm, ancien membre de l’Ecole française de Rome, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Brest, Fabrice Bouthillon est également un collaborateur de la revue Commentaire. On lui doit des essais historiques – sur le gaullisme, la fondation de la République ou l’Union soviétique – qui se distinguent par la richesse de la pensée, l’étendue de l’érudition et le brio de l’écriture. Non seulement le livre qu’il publie aujourd’hui est de la même eau, mais il fera date. Singulièrement originale, l’approche du nazisme développée par l’auteur le conduit à une thèse qui s’avère, tant pis si le mot est galvaudé, stimulante.

De quel centrisme le nazisme est-il crédité par Fabrice Bouthillon ? L’historien emploie le terme dans une acception extensive, suggérant que l’entreprise d’Hitler a consisté à occuper une position centrale sur l’échiquier politique de son pays afin de réduire les fractures historiques, religieuses et culturelles de l’Allemagne des temps modernes.

«Le nazisme, avertit Bouthillon, a été la réponse de l’histoire allemande à la question que lui avait posée la Révolution française.» Si l’auteur prend 1789 comme date de départ pour camper sa problématique, il n’hésite pas à remonter plus loin. Après la chute de l’Empire romain, rappelle-t-il, l’Eglise est la source du pouvoir : c’est le sacre impérial ou royal, en dernière analyse, qui confère sa légitimité au souverain. La modernité va naître d’une rupture progressive entre l’Etat et la religion. Au cours de ce processus, l’Allemand Luther, en s’attaquant à la primauté du pape, se révèle comme «le premier grand révolutionnaire des temps modernes». En 1789, la Révolution française introduit la notion de contrat social, achevant la rupture avec l’ancienne légitimité politique. Il se crée alors une division inédite, entre une gauche et une droite qui se définissent respectivement par la volonté de liquider ou de conserver l’ordre ancien.

L’Allemagne en subit le contrecoup. Sur les ruines du Saint Empire romain germanique, dissous en 1806, le nationalisme allemand émerge, figure politique moderne et laïcisée, qui cohabite avec un mouvement plus nostalgique de l’ancien ordre social. Dès lors se distinguent une gauche et une droite allemandes, au sein desquelles s’opéreront des reclassements. C’est ainsi que le nationalisme finira par s’imposer comme une valeur de droite, lui dont l’origine se trouvait en réalité à gauche, dans la contestation du droit des Habsbourg catholiques à incarner l’unité du monde germanique.

A cette déchirure politique, l’histoire va ajouter une seconde ligne de fracture : un clivage social. L’ancienne Allemagne, déjà, avait gardé de l’Ancien Régime de fortes hiérarchies sociales et psychologiques. La révolution industrielle accentue le phénomène en provoquant l’apparition d’une classe ouvrière qui, en dépit des efforts des chrétiens-sociaux, va être préemptée par le marxisme. Dans le Reich wilhelminien, le socialisme allemand, maintenu à l’écart de la culture dominante – comme le catholicisme romain, pour d’autres raisons -, va constituer une société dans la société.

La défaite du Reich, en 1918, alimentera le courant nationaliste, persuadé que l’Allemagne n’a perdu la guerre que parce qu’elle a été trahie. En 1919, l’écrasement de la révolution qui s’est déclenchée à Berlin ou à Munich nourrira de même le socialisme radical, qui a trouvé des martyrs en Karl Liebknecht ou Rosa Luxemburg.

C’est sur ce terreau que va pousser le nazisme. Et c’est ici le cœur de la démonstration de Fabrice Bouthillon. Hitler se fixe un objectif : «Rétablir l’Empire, réunir l’extrême gauche et l’extrême droite.» Pour ce faire, il se revendique à la fois du nationalisme et du socialisme. En se tenant dans une position que l’auteur appelle centriste, le dictateur cherche à réconcilier les deux héritages autour de sa personne et à résoudre le problème jamais résolu de l’unité allemande, en même temps que, pour dépasser la fracture entre protestants et catholiques, le Führer, moderne Antéchrist, invente une nouvelle religion dont il se proclame le Messie. Expérience impossible, et donc vouée à l’échec, et entreprise criminelle puisqu’elle exclut par principe les Juifs : pour Hitler, un Juif ne peut être allemand.

En se plaçant du point de vue de la longue durée, Fabrice Bouthillon voit une logique à l’œuvre à travers l’histoire de l’Allemagne, de 1789 à 1945 – et même 1989, quand la chute du Mur efface la dernière déchirure allemande. Telle ou telle page de ce livre brillant pourra être discutée. Mais en bousculant les schémas habituels et les explications convenues du totalitarisme national-socialiste, l’auteur présente une thèse iconoclaste. Dans ce domaine, c’est trop rare pour ne pas être salué.

Jean Sévillia

* Nazisme et révolution, de Fabrice Bouthillon, Fayard/Commentaire.

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