L’an prochain à Vienne

En 1900, les Juifs étaient au coeur du mouvement scientifique, artistique et littéraire qui avait fait de la capitale de l’Autriche un pôle essentiel de la modernité européenne.

     En 1900, avec ses deux millions d’habitants, Vienne est la cinquième métropole ­occidentale, derrière Londres, New York, Paris et Berlin. Depuis le compromis austro-hongrois de 1867, François-Joseph règne sur deux Etats : en Autriche (Cisleithanie), il est empereur; en Hongrie (Transleithanie), il est roi. La ville est donc à la fois la capitale de l’Autriche-Hongrie, et la capitale de la Cisleithanie, la partie autrichienne de la Double Monarchie. Dans la rue, on y croise des représentants de toutes les nationalités qui composent l’empire, et on entend toutes les langues : allemand, magyar, tchèque, polonais, serbo-croate, roumain, italien… Dans cette cité bouillonnante, les Juifs sont nombreux. Et jouent un rôle central dans tous les domaines de la modernité : sciences, médecine, architecture, peinture, musique.

     En étudiant la situation des Juifs viennois à la Belle Epoque *, Jacques Le Rider, un spécialiste de l’histoire culturelle de l’Allemagne et de l’Autriche, montre, à travers une galerie de portraits, leur diversité et la complexité de leur judéité.

     Au XVIIIe siècle, les Habsbourg sont depuis longtemps accueillants pour les élites juives du commerce et de la finance. Mais l’Edit de tolérance promulgué par Joseph II, en 1781, abolit les principales discriminations scolaires, professionnelles et fiscales qui frappaient encore les sujets de confession juive. En 1787, la carrière des armes leur est ouverte. Pour les communautés de l’est de l’empire, toutefois, cette ­logique d’assimilation est perçue comme un danger, parce qu’elle passe par l’intégration à la langue et à la culture allemandes et par le renoncement à certains particularismes, à commencer par l’usage du yiddish.

En 1867,
l’égalité des droits est totale

     Au siècle suivant, les Juifs exercent un rôle de premier plan dans le mouvement de 1848, qui secoue l’Autriche. Dans les années 1860, ils sont partie prenante du courant libéral qui domine la vie politique et qui, victorieux aux élections de 1867, est appelé au gouvernement par François-Joseph et restera au pouvoir pendant douze ans. En 1859-1860, les dernières restrictions de circulation et d’établissement des Juifs sur le territoire autrichien ont été levées. En 1867, la loi fondamentale sur les droits des citoyens, qui institue en Cisleithanie tous les droits modernes (égalité devant la loi, droit d’accession pour tous aux fonctions publiques, liberté de résidence, droit de propriété, liberté de conscience et d’expression, droit d’association), achève de placer les Juifs sur le même plan que les autres Autrichiens. Et cette année-là, la confession juive acquiert un statut identique aux autres religions.

     C’est alors l’apogée du judaïsme viennois. Un phénomène qui se lit dans les chiffres. Entre 1857 et 1910, la population globale de la capitale des Habsbourg est multipliée par cinq; dans le même laps de temps, la population juive est multipliée par 28… En 1910, sur les 2 millions d’habitants de Vienne, 170000 sont juifs, soit 8,6 % de la population, nombre et pourcentage qu’on ne retrouve, en Europe centrale, qu’à Varsovie, Budapest ou Lemberg (Lviv). Un flux migratoire interne à l’Autriche-Hongrie amène dans la capitale impériale des Juifs de Bohême, de Moravie, de Hongrie, du sud de la Pologne. Deux quartiers de Vienne deviennent des quartiers juifs, l’un populaire (Leopoldstadt), l’autre bourgeois (Alsergrund) : vers 1890, 42 % des avocats et des médecins viennois sont juifs.

     Jacques Le Rider, toutefois, insiste sur le fait que les Juifs viennois ne représentent nullement une communauté unifiée. Quoi de commun, sur le plan social, entre un Rothschild et un ouvrier de Leopoldstadt? Quoi de commun, sur le plan culturel, entre un grand bourgeois du Ring, assimilé et intégré de longue date, et un homme droit arrivé de son shtetl de Galicie, ne parlant que le yiddish? Quoi de commun, sur le plan religieux, entre un Juif pieux, attentif aux prescriptions mosaïques, un Juif converti au christianisme et un Juif libre-penseur? « La culture dont les Juifs furent les promoteurs à Vienne n’avait, à vrai dire, rien de spécifiquement juif », observe par conséquent Le Rider.

     A partir des années 1880, une tendance nationaliste pangermaniste s’exprime à Vienne, de même qu’un courant anticapitaliste et antilibéral, lié au catholicisme social. La première est ouvertement raciste, et le second prône un antisémitisme d’exclusion sociale modéré par le tempérament autrichien (« Qui est juif, c’est moi qui le décide », déclare ainsi Karl Lueger, maire de 1897 à 1910, investi au départ à contrecœur par François-Joseph).

     Face à l’antisémitisme, les Juifs déploient des stratégies différentes. Le rabbin Samuel Bloch exalte le patriotisme autrichien et le loyalisme dynastique de ses coreligionnaires (qui se manifestera avec éclat en 1914). Theodor Herzl, au contraire, se fait l’apôtre du sionisme. Victor Adler et Otto Bauer voient dans le socialisme le meilleur antidote à l’antisémitisme. Sigmund Freud, écrit Le Rider, ­invente une « fidélité au judaïsme sous le signe de la rationalité scientifique ». Les écrivains (Arthur ­Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, Karl Kraus, Stefan Zweig…) ont chacun leur réponse, de même que les musiciens (Gustav Mahler, Arnold Schoenberg).

     En épilogue, l’auteur survole la période qui s’étend de la Première à la Seconde Guerre mondiale. En 1945, Vienne est devenue « la ville sans Juifs ». Le Rider peut traiter par le mépris le « mythe habsbourgeois » de Joseph Roth, il reste que ceux qui ont chassé les Habsbourg, dynastie qui protégeait les Juifs, ont jeté une pierre qui a contribué à paver le chemin tragique menant à la Shoah. 

Jean Sévillia

* Les Juifs viennois à la Belle Epoque, de Jacques Le Rider, Albin Michel.

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