François, le pape inattendu

En moins de deux jours de conclave, il a été élu successeur de Benoît XVI. Et au bout d’une semaine de pontificat, il est déjà ­populaire. Jorge Mario Bergoglio, le pape argentin, n’a pas fini de nous surprendre.

     Près de 300000 fidèles sur la place Saint-Pierre, 132 délégations étrangères, 31 chefs d’Etat, 11 chefs de gouvernement, 3 représentants de familles royales, 33 délégations des autres Eglises, une délégation juive, une délégation musulmane, et des centaines de millions de téléspectateurs. Mardi 19 mars, pour la messe d’installation du 266e pape, le Vatican a déployé tous ses fastes.

     C’était la Saint-Joseph, jour de fête dans l’Eglise catholique. Au cours de son homélie, le pape François en a profité pour dresser un parallèle entre le rôle de Joseph, qui veillait avec force et discrétion sur Marie et Jésus, et la mission universelle de l’évêque de Rome. Veiller sur la foi en Jésus et Marie, veiller sur la Création, veiller sur chaque personne, en particulier les plus faibles, voilà le « vrai pouvoir » du pape, le « service humble et concret » qu’il peut rendre, a proclamé le successeur de Benoît XVI.

     Simplicité, dépouillement dans la forme. Mais sur le fond, réaffirmation constante de la foi chrétienne. Depuis son élection, à chacune de ses apparitions, le nouveau souverain pontife s’en tient à cette ligne. Etonnant pape, il y a huit jours inconnu du grand public (hors de son pays), mais déjà populaire. Pape inattendu, qui s’est surpris lui-même : il avait quitté l’Argentine pour Rome avec un billet de retour, certain d’officier dans sa cathédrale pendant la semaine sainte. Et voilà qu’à Pâques, Jorge Mario Bergoglio, tout de blanc vêtu, donnera sa première bénédiction urbi et orbi… Moins de deux jours de conclave, et le destin du cardinal-archevêque de Buenos Aires, pourtant âgé de 76 ans, a basculé.

     Buenos Aires, c’est sa ville. Il y est né, en 1936, dans une famille d’immigrants italiens. Il y a fait ses études, et la plus grande partie de sa vie s’y est déroulée. Après un diplôme de chimie, se sentant appelé par Dieu, il entre au séminaire, puis au noviciat jésuite. A l’issue d’un long cursus – humanités, philosophie, théologie –, il enseigne la littérature et la psychologie à l’université catholique. Ordonné prêtre en 1969, il est nommé provincial d’Argentine des jésuites, en 1973, à 36 ans.

     A l’époque, la Compagnie de Jésus, en Amérique latine, est la proie de la théologie de la libération, qui interprète en termes marxistes l’amour des pauvres prêché par l’Evangile. En Argentine, le phénomène prend un tour aigu pendant la dictature du général Videla (1976-1983), nombre de prêtres confondant l’opposition au régime et l’appel à la révolution. Pas le père Bergoglio, qui incite les jésuites à s’engager en faveur des défavorisés, mais sans s’écarter de leur vocation première, qui est l’apostolat. Contrairement aux accusations qui seront lancées contre lui plus tard, Bergoglio fait aussi tout son possible, alors, en vue d’obtenir la libération des prêtres emprisonnés par les militaires, quand bien même il n’approuve pas leur orientation.

     Suit une période de douze ans où Jorge ­Mario Bergoglio est recteur à l’université ­catholique de Buenos Aires et curé de paroisse, et où il termine ses études de théologie en Allemagne. Mais en 1992, il est nommé évêque auxiliaire de la capitale argentine, dont il devient l’archevêque en 1998. En 2001, il est créé cardinal par Jean-Paul II. Lors du synode des évêques qui se tient au Vatican cette année-là, il doit remplacer au pied levé, dans le rôle de rapporteur général, l’archevêque de New York, qui doit rejoindre d’urgence sa cité frappée par les attentats. Le cardinal Bergoglio est remarqué par ses pairs pour son intervention où il décrit l’évêque comme un « maître de foi » et un « maître de la prière », dont le rôle est d’être un « veilleur » plutôt qu’un « surveillant ».

Un cardinal au train de vie
des plus simples

     Président de la Conférence épiscopale d’Argentine en 2005, réélu en 2008, il vit non dans son palais épiscopal, mais dans un petit appartement où il fait lui-même la cuisine. Délaissant sa voiture et son chauffeur, il se déplace en métro dans Buenos Aires. Dénonçant l’exclusion, le travail clandestin et l’exploitation des enfants, mais aussi la corruption des élites et l’égoïsme des possédants, Mgr Bergoglio est une figure populaire. Il faut cependant prendre garde à ne pas projeter sur lui des catégories politiques, et surtout des catégories européennes, qui conduiraient à le classer « à gauche », car ce n’est pas dans cette optique qu’il se situe.

     Au demeurant, il entretient des relations difficiles avec les époux Kirchner, anciens péronistes de gauche qui dirigent l’Argentine depuis 2003 (Néstor Kirchner est mort en 2010, mais sa femme Cristina lui a succédé en 2007). Combattant, en 2010, la loi légalisant le mariage homosexuel, loi voulue par Cristina Kirchner, le primat d’Argentine y voit « la volonté de détruire le plan de Dieu ». Si l’avortement reste interdit en Argentine, c’est largement dû à l’influence du cardinal Bergoglio. Il y a quelques années, après une passe d’armes au sujet de l’éducation sexuelle à l’école, une parlementaire de gauche lâchait cet aveu à son propos : « C’est mon pire ennemi, car c’est le plus intelligent. »

     Lors du conclave convoqué à la mort de Jean-Paul II, Jorge Mario Bergoglio a été le challenger de Joseph Ratzinger, ainsi que des indiscrétions ont permis de l’établir. Mais cela n’avait pas la signification que d’aucuns en tiraient ces jours derniers, continuant à prendre pour cible (rétrospectivement) Benoît XVI. C’est contre son gré, au conclave de 2005, que Bergoglio avait attiré les voix d’électeurs désireux de faire barrage à Ratzinger, le cardinal Martini, principal papabile progressiste, étant malade. L’Argentin n’était pas prêt à devenir pape, en ce temps-là, et n’avait nullement l’intention de s’opposer à celui qui allait devenir Benoît XVI. On chercherait d’ailleurs en vain, tout au long du pontificat du pape allemand, une critique émise à son encontre par le cardinal Bergoglio. Non seulement le pape François, au soir de son élection, a fait prier la foule pour son prédécesseur, mais il lui a rendu hommage, le lendemain, devant le Sacré ­Collège (« Sa bonté et sa foi, son humilité et sa prudence demeureront patrimoine spirituel de tous »), et de nouveau lors de sa messe inaugurale. Ce samedi, fait inédit, le pape et le pape émérite doivent déjeuner ensemble à Castel Gandolfo.

Les cardinaux l’ont choisi
pour ses qualités spirituelles

     Tout souverain pontife, avant d’avoir un programme, est d’abord le dépositaire d’un héritage qu’il doit transmettre et faire fructifier. Bien sûr, chaque pape possède son style, son histoire personnelle. L’expérience de Bergoglio est celle d’un Américain du Sud, confronté à la pauvreté, à la violence, à la corruption. Si ses pairs l’ont élu, toutefois, c’est moins en raison de cette origine sociogéographique que de la façon dont il a abordé ces problèmes. En clair, c’est sa qualité intellectuelle, sa profondeur spirituelle et son expérience pastorale qui ont conduit le cardinal Bergoglio sur le trône de saint Pierre.

     Théologien classique, « wojtylien pur jus », selon les mots de Sergio Rubin, chroniqueur religieux du grand quotidien argentin Clarín, le pape François n’est pas un progressiste. Il n’est certes pas non plus un conservateur, et les célébrations pontificales, sous son règne, seront plus proches du goût liturgique de Jean-Paul II que de Benoît XVI. Mais sa personnalité apporte quelque chose de neuf, bien au-delà du fait qu’il a renoncé à chausser des souliers rouges. Bergoglio, en effet, porte à un haut degré la capacité d’aimer les êtres humains à travers leurs faiblesses, mais sans cesser de les appeler à la radicalité évangélique. L’homélie qu’il a prononcée à la Sixtine, au lendemain de son élection, restera à cet égard dans les annales. « Quand nous ne confessons pas Jésus-Christ, disait-il aux cardinaux, me vient en tête cette phrase de Léon Bloy : “Celui qui ne prie pas le Seigneur prie le diable.” Et quand nous ne confessons pas Jésus-Christ, nous confessons la mondanité du diable, la mondanité du démon. » Les commentateurs médiatiques, favorables pour l’instant au pape François (« le pape du Sud »), changeront sans doute de ton le jour où ils comprendront le véritable fond de sa pensée.

     Cet homme qui se lève à 4 heures et demie du matin commence sa journée par une heure d’oraison silencieuse. La prière, ressource première des grandes figures spirituelles, nourrit Jorge Mario Bergoglio : elle est la clé de sa liberté intérieure. Saint François d’Assise, à qui il a emprunté son nom, est perçu, de nos jours, comme l’avocat des faibles et des pauvres, ce qui était le cas. Il ne faut pas oublier, cependant, que le Poverello avait aussi vu Dieu, en songe, le charger de « guérir son Eglise ». Avec le pape François, nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

 Jean Sévillia

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