Euthanazie

Un historien allemand retrace le terrifiant programme hitlérien de mise à mort des handicapés physiques et mentaux par le IIIe Reich.

     Le document nous est parvenu : sept lignes dactylographiées sur une feuille à en-tête d’Adolf Hitler. Le Führer y donnait l’instruction suivante : « Le Reichsleiter Bouhler et le docteur Brandt sont chargés, sous leur responsabilité, d’étendre à des médecins qui seront désignés nominativement l’autorisation de donner une mort miséricordieuse aux malades à vue humaine incurables dont l’état aura été jugé critique. »  L’ordre est daté du 1er septembre 1939, mais on estime qu’il a été antidaté afin de correspondre au jour de l’entrée en guerre du IIIe Reich. Le chef nazi y confirmait par écrit les autorisations qu’il avait auparavant dispensées verbalement à deux personnes de sa confiance : le Reichsleiter Philipp Bouhler, qui dirigeait depuis 1934 la Chancellerie du Führer, service qui, au sein du NSDAP, veillait, en collaboration avec Hitler, à toutes les questions d’organisation et d’opinion ayant trait aux affaires courantes ; et le chirurgien Karl Brandt, un des médecins personnels du Führer, qui le conseillait dans le domaine de la politique de santé publique.

     L’élimination des handicapés mentaux admis dans les asiles allemands, en réalité, avait commencé dès 1938. Si incertitude il y avait au sein de la machine nazie, elle portait moins sur la légitimité de l’entreprise que sur ses conditions et ses méthodes : l’opération devait-elle  recevoir une base légale, être rendue publique ou au contraire dissimulée ?

     Journaliste, écrivain et historien, spécialiste du nazisme et de la Shoah, l’Allemand Götz Aly est un habitué des sujets brûlants. En 2002, il faisait scandale avec un livre (traduit en français en 2005, chez Flammarion, sous le titre Comment Hitler a acheté les Allemands) où il affirmait que l’Etat fondé par Hitler avait été populaire parce qu’il avait permis, même pendant la guerre, l’élévation du niveau de vie des classes défavorisées, cette politique étant financée par la spoliation des juifs et des pays conquis. En 2008, nouveau scandale avec un ouvrage, Unser Kampf (« Notre combat », non traduit en français) où l’auteur, militant étudiant en 1968, dressait un parallèle entre le discours des soixante-huitards allemands et la thématique national-socialiste : culte de la jeunesse, refus de l’autorité, analogies dans le vocabulaire, tendance à la radicalisation.

     Avec ce nouveau livre paru en 2013 en Allemagne et aujourd’hui traduit en français, Götz Aly aborde un aspect méconnu de l’œuvre criminelle du IIIe Reich : le meurtre par euthanasie de 200 000 à 250 000 handicapés, allemands en majorité, de 1938 à 1945.  L’auteur confie avoir été sensibilisé à ce sujet par l’amour qu’il porte à sa fille handicapée, à qui le livre est dédié.

     Lors de son ascension politique, Hitler reprend l’idée, dans Mein Kampf ou certains discours, qu’accroître la force ethnique du peuple allemand passe par la suppression des plus faibles et des improductifs. Parvenu au pouvoir, il fait adopter, le 14 juillet 1933, une loi édictant la stérilisation des patients atteints d’une maladie héréditaire ou congénitale, dont « les faibles d’esprit congénitaux », législation qui rencontre surtout l’opposition de l’Eglise catholique. Dans le même temps, le parti national-socialiste met en place un arsenal de propagande (films, livres, brochures, affiches) visant à convaincre l’opinion du coût exorbitant que représenteraient les malades mentaux pour la collectivité. Cette campagne, toutefois, se heurte à une vive résistance dans une société qui n’a pas encore été totalement mise au pas : outre les  Eglises, des médecins, des infirmières et des juristes font valoir que le respect de toute vie innocente est un des principes fondateurs de la civilisation chrétienne.

     Hitler tient néanmoins à son projet. A l’été 1939, il prend la décision d’éliminer en premier lieu les enfants handicapés physiques et mentaux. Mais le projet est lancé en secret, et repose sur une organisation semi-clandestine. L’autorisation datée du 1er septembre 1939 a pour but de couvrir les médecins et le personnel associé au programme d’euthanasie qui se met en marche sans base juridique. Des praticiens favorables à l’euthanasie sont chargés d’orienter sur dossier les enfants handicapés vers des « centres pédiatriques » qui seront pour eux l’antichambre de la mort. Un organisme a été fondé : le Comité du Reich pour le recensement scientifique des maladies héréditaires et congénitales graves, qui est censé fonctionner comme un centre de collecte des données relatives aux nouveau-nés malformés, dont le but est de servir les études scientifiques visant à la prévention et aux thérapies des maladies mentales. « En réalité, souligne Götz Aly, la tâche avait dès l’origine comme finalité l’assassinat des enfants souffrant de graves handicaps ».

     Le système s’étend ensuite aux handicapés adultes, qui sont recensés et classés en différentes catégories. Ceux qui sont considérés comme inaptes au travail, ainsi que les patients juifs qui ont été concentrés dans certains asiles, sont peu à peu transférés par petits groupes dans six centres d’euthanasie répartis sur le territoire du Reich. Là, ils sont gazés au monoxyde de carbone.

     L’opération est placée sous le contrôle de Philipp Bouhler et Karl Brandt, cités plus haut,  mais aussi de Viktor Brack, officier de liaison SS entre la Chancellerie du Führer et le département santé du ministère de l’Intérieur, ou Herbert Linden, un médecin, haut-fonctionnaire au ministère de l’Intérieur. Une centaine de personnes, y compris les SS chargés des exécutions, travaillent directement à cette entreprise dont ils sont les seuls à connaître vraiment les tenants et aboutissants. Car des organismes dédiés, tous domiciliés au n° 4 de la Tiergartenstrasse, une rue résidentielle de Berlin (d’où le nom d’Aktion T4 que prend l’opération), en assurent le camouflage administratif : la Fédération des asiles du Reich, la Fondation d’utilité publique pour la gestion des asiles, la Société d’utilité publique pour le transport des patients.

     A chaque mise à mort, les familles des victimes reçoivent une lettre annonçant le décès pour cause médicale de leur parent et l’incinération du corps ». Des familles s’interrogent alors sur la réalité. Des fonctionnaires ou des magistrats, de même, sont alertés par le nombre de décès dans les institutions psychiatriques. Des protestations individuelles sont émises en privé, mais le coup d’éclat viendra d’un sermon retentissant prononcé le 3 août 1941 par Mgr Clemens August von Galen, l’évêque de Münster : « Si on l’admet, une fois, que les hommes ont le droit de tuer leurs prochains « improductifs » (…), alors la voie est ouverte au meurtre de tous les hommes et femmes improductifs : le malade incurable, les handicapés qui ne peuvent pas travailler, les invalides de l’industrie et de la guerre. La voie est ouverte, en effet, pour le meurtre de nous tous, quand nous devenons vieux et infirmes et donc improductifs…. » Cette intervention d’un prélat qui n’en était pas à son coup d’essai contre le régime aura un énorme retentissement. Afin d’éviter des remous susceptibles d’affecter le moral du pays au moment où le Reich venait d’entrer en guerre contre l’URSS, l’interruption de l’Aktion T4 fut décidée le 24 août 1941.

     Il est cependant vrai, malheureusement, que les quotas d’euthanasie prévus en 1939 venaient d’être atteints. Et dans les faits, le programme de mise à mort se poursuivra, appliqué souvent par les mêmes personnes, notamment à travers l’opération 14F13 qui visait à tuer des malades extraits des camps de concentration.  Il faudrait encore évoquer l’euthanasie « sauvage », certains asiles se débarrassant de leurs patients handicapés par surdose médicamenteuse, sous-nutrition ou manque de soins, et l’Aktion Brandt, dont le but était de vider au profit des blessés de guerre les lits d’hôpitaux occupés par des malades chroniques ou des vieillards.

     Götz Aly s’interroge en conclusion sur le lien qui unit le programme d’euthanasie national-socialiste à la Shoah, et sur l’éventuelle complicité passive de la société. Lien technique et administratif, bien sûr, mais surtout lien conceptuel : considérer que des vies humaines ont moins de valeur que d’autres, se montrer indifférent à leur sort, c’est ouvrir la porte au crime.

Jean Sévillia

Götz Aly, Les anormaux. Les meurtres par euthanasie en Allemagne (1939-1945), Flammarion, 312 pages, 22 €.

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