Espagne : des passions mal éteintes

Soixante ans après la fin de la guerre civile et plus de trente ans après la mort de Franco, Michel del Castillo revient sur cette page de l’histoire de son pays d’origine.

«Nous devrions tous avoir honte.» L’aveu, vingt ans après la guerre d’Espagne, émanait d’un général franquiste (1). Par ce « nous », l’homme ne désignait pas seulement son camp. Il mettait en cause tous les protagonistes d’un conflit dont la violence fut telle que, soixante ans plus tard, les passions ne sont pas éteintes.

Au mois d’octobre dernier, à Madrid, le juge Baltasar Garzon ouvrait une instruction sur les atrocités commises durant la guerre civile. Mais beaucoup accusaient ce magistrat médiatique de manifester sa compassion exclusivement envers les morts républicains. La procédure a été stoppée, au demeurant, car l’appareil judiciaire espagnol défend la loi d’amnistie de 1977, qui couvre tous les faits commis à l’époque.

Au temps de la dictature, la mythologie franquiste formait la version officielle de l’histoire. Après la transition démocratique, la discussion sur le passé a été rouverte. Aujourd’hui, les dernières statues de Franco déboulonnées, une nouvelle légende dorée tend à s’instaurer : celle d’une République espagnole exemplaire, née dans l’enthousiasme, en 1931, et renversée, en 1939, à l’issue de trois années de lutte armée contre le fascisme, bras séculier de la grande bourgeoisie et de la hiérarchie catholique.

En 2006, le socialiste Zapatero a fait passer un projet de loi sur «la récupération de la mémoire historique», malgré les réticences du Parti populaire (opposition de droite), qui y voyait une réécriture partisane en faveur des républicains, risquant de « rouvrir inutilement de vieilles blessures ».L’Eglise d’Espagne, de son côté, prépare la béatification de cinq cents « martyrs des persécutions religieuses » de la guerre civile, qui s’ajouteront aux mille victimes déjà béatifiées par Jean-Paul II et par Benoît XVI.

Mémoire contre mémoire ? Michel del Castillo se définit comme « un Français d’origine et de sensibilité espagnoles ». En 1939, il a fui son pays natal avec sa mère, militante de la gauche républicaine. Franco, ce n’est pas sa famille d’idées. Le récit qu’il vient de publier, qui est autant un portrait du Caudillo qu’une exploration intime d’une Espagne déjà lointaine, lui a pourtant valu d’être accusé de «réhabiliter» le dictateur (2).

Michel del Castillo n’est pas historien. Mais il a lu les spécialistes de la guerre d’Espagne, d’Antony Beevor à Bartolomé Bennassar, de Gerald Brenan à Philippe Nourry, de Stanley Payne à Paul Preston. Il ne cite pas Pio Moa, dont l’oeuvre décapante, qui suscite la polémique, mériterait d’être traduite en français (3). C’est en écrivain qu’il décrypte l’histoire de Franco, mais en ne cédant à aucun préjugé.

L’insurrection de 1936 ne peut être isolée des événements qui l’ont précédée : en 1931, les troubles saluant la proclamation de la République ; en 1934, la grève générale lancée par la gauche après la victoire régulière de la droite aux élections, grève se transformant en révolte dans les Asturies ; avant et après le scrutin de février 1936, qui confie le pouvoir au Front populaire, la surenchère révolutionnaire des anarchistes et des trotskistes : incendie de centaines d’églises et de couvents, viol et assassinat de religieuses, menaces physiques contre la droite. «Les gouvernements républicains, souligne Michel del Castillo, n’ont cessé de bafouer la Constitution, de piétiner la légalité.»

Quand éclate la guerre civile, déjà, la République espagnole n’est plus qu’un édifice lézardé. Franco, légaliste et prudent, a refusé trois fois de se joindre à des complots militaires. Ce n’est qu’à la dernière extrémité, à l’été 1936, qu’il se joint au mouvement, mais il y met toutes ses forces, et sa froideur méthodique. Pour ses adversaires, il est impitoyable. Michel del Castillo observe cependant que, si les cruautés franquistes sont abondamment dénoncées aujourd’hui, les tueries républicaines sont passées sous silence : plus de 11 000 victimes pour la seule ville de Madrid, terreur planifiée.

Franco ? « Un militaire chimiquement pur », selon la formule d’un vieux prêtre qui l’avait connu depuis l’enfance. Un admirateur de Mussolini ou de Hitler ? Pas du tout, car il y a dans la sensibilité fasciste, insiste Michel del Castillo, «une composante révolutionnaire tout à fait étrangère au futur Caudillo ». Ce dernier peut être défini comme «un conservateur national-catholique».

Au départ, les républicains ont l’avantage : la majorité de l’armée est loyale au gouvernement, qui contrôle la plus grande partie du territoire et les villes industrielles. Mais ils sont politiquement divisés, et se combattent. Franco, lui, finit par cumuler tous les pouvoirs, politiques et militaires, ce qui lui donne la victoire en 1939.
La répression, inflexible, durera jusqu’à la fin des années 1940. Jamais Franco ne proncera le mot amnistie. On le lui reproche avec raison. On omet toutefois de se poser une question : que serait-il advenu si c’était l’autre camp – dominé, à la fin, par les communistes les plus stricts – qui avait gagné la guerre ? A-t-on jamais vu des staliniens indulgents ?

En 1970, après avoir quitté l’Elysée, le général de Gaulle rencontrera Franco à Madrid. Il a raconté son entretien à Michel Droit : « Je lui ai dit ceci : en définitive, vous avez été positif pour l’Espagne. Et c’est vrai, je le pense. Que serait devenue l’Espagne si elle avait été la proie du communisme ? » (4). On ne fera pas dire à de Gaulle plus que ce qu’il n’a dit. Mais dans ce jugement, on trouve toute la complexité de l’Histoire, celle que la pensée unique voudrait gommer.

Jean Sévillia

1) La guerre d’Espagne et ses lendemains, de Bartolomé Bennassar, Tempus, 2006.

2) Le Temps de Franco, de Michel del Castillo, Fayard, 394 p., 22 €.

3) Los mitos de la Guerra Civil, de Pio Moa, La Esfera de los Libros, Madrid, 2003.

4) Les feux du crépuscule, Plon, 1977.

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