Espagne, 1936-1939 : la guerre sans pitié

Atroce guerre civile, la guerre d’Espagne fut aussi un conflit idéologique aux dimensions internationales. Stanley Payne, un Américain enfin traduit en français, raconte cette tragédie sans parti pris.

Légende noire contre légende dorée : il est peu d’événements à avoir suscité autant d’interprétations manichéennes et simplistes que la guerre d’Espagne. Outre-Pyrénées, au temps de la dictature, la geste sublimée du Caudillo constituait la version officielle de l’histoire : l’insurrection militaire du 18 juillet 1936, unie derrière Franco et emmenant la majorité de la population, avait libéré l’Espagne, au terme d’une croisade victorieuse. En France, cette lecture n’a jamais eu cours, mais nous avons eu droit, depuis soixante ans, à une fable historique inverse, qui a force de loi dans les manuels scolaires, qui n’est cependant qu’un décalque de la mythologie républicaine : en Espagne, une démocratie exemplaire a été renversée, en 1939, par le fascisme, bras séculier de la grande bourgeoisie et de la hiérarchie catholique. Or cette explication des faits, pas plus que l’autre, ne correspond à la réalité.

A Madrid, le gouvernement Zapatero a fait passer une loi controversée sur «la récupération de la mémoire historique», en 2006, loi à qui ses détracteurs reprochent de contredire la loi d’amnistie de 1977 (qui couvre les faits commis pendant la guerre civile) et de procéder à une réécriture du passé en faveur des républicains. Une nouvelle histoire partisane se met-elle en place, brûlant aujourd’hui ce qui était naguère adoré ?

Dans le monde de l’histoire, la transition démocratique des années 1970 et 1980 a pourtant vu émerger, à côté de polémistes de gauche ayant une revanche à prendre sur la défaite de 1939, une école de chercheurs soucieux de travailler sans œillères idéologiques. Cette génération d’historiens s’est nourrie des travaux de Stanley Payne. Successivement professeur à New York, à Los Angeles (Ucla) et dans le Wisconsin, cet hispaniste avait entamé en 1960, avec une thèse sur la Phalange, une carrière qui le conduira, en un demi-siècle, à devenir un des meilleurs spécialistes de la guerre civile et de l’Espagne franquiste (dans laquelle ses livres, par parenthèse, étaient interdits). Voici enfin un de ses ouvrages traduit en français *.

Ce livre, et c’est ce qui fait son intérêt, n’est pas un énième récit de la guerre civile. En quarante chapitres qui répondent à autant de questions, Payne entreprend de manière didactique d’examiner les interrogations que l’on entend couramment à propos de ce conflit : «La guerre civile était-elle inévitable ?», «Comment Franco est-il devenu généralissime et dictateur ?», «Pourquoi les démocraties occidentales n’ont-elles pas aidé la République ?», «Le régime de Franco était-il fasciste? » Comme le souligne le préfacier, Arnaud Imatz, lui-même spécialiste du sujet (on lui doit une Guerre d’Espagne revisitée que préfaça Pierre Chaunu en 1993), la vision qui ressort de ces pages est celle d’un «historien au regard équilibré et dépassionné».

Stanley Payne observe que l’insurrection de juillet 1936 ne peut être isolée des événements qui l’ont précédée. En 1931, les troubles saluant la proclamation de la République. En 1934, la grève générale lancée par la gauche après la victoire régulière de la droite aux élections législatives, mouvement se transformant en révolte armée dans les Asturies et dont le gouvernement de la République confia la répression à un certain général Franco… Avant et après le scrutin de février 1936, gagné par le Front populaire, la surenchère des groupes révolutionnaires : attaques de postes de police, incendies de centaines d’églises et de couvents, viols et assassinats de religieuses, menaces physiques contre la droite.

Contrairement à la légende de gauche, la République n’existe plus, à l’été 1936, quand un groupe d’officiers tente un coup d’Etat dans le but de mettre un terme à la dérive bolchevique du régime. Contrairement à la légende franquiste, la réussite de l’entreprise n’est cependant pas écrite d’avance. Il faudra une série de hasards pour que Franco, légaliste et prudent, et qui a refusé trois fois de se joindre à des complots militaires, participe à celui-ci, et qu’il finisse par en prendre la tête, sans pour autant entraîner la totalité de l’armée et sans être maître, au départ, de la totalité du territoire espagnol, loin s’en faut.

Il s’ensuivra une guerre civile impitoyable. Si les cruautés des nationalistes sont abondamment dénoncées, les tueries républicaines, de nos jours, sont passées sous silence : pour la seule ville de Madrid, plus de 11 000 civils seront victimes d’une véritable terreur planifiée. De même, si l’aide apportée à Franco par l’Allemagne et l’Italie est connue, le rôle des conseillers soviétiques auprès des républicains est moins mis en lumière. Ce sont eux, notamment, qui provoqueront une guerre civile dans la guerre civile, incitant les communistes à liquider physiquement leurs alliés socialistes, trotskistes ou anarchistes.

Face à des adversaires divisés, Franco, qui n’était pas un fasciste mais un conservateur national- catholique, cumulera tous les pouvoirs et imposera sa poigne de fer à son camp, en y faisant taire les dissidences. Les évêques le soutiendront rapidement, mais Stanley Payne rappelle que le Vatican attendra longtemps pour reconnaître son autorité.

Après la guerre, la répression se prolongera jusqu’à la fin des années 40. Dureté du général victorieux, mais croit-on que les communistes, s’ils avaient été les vainqueurs, auraient été indulgents ?

Avec le temps, sans changer de caractéristique, le régime se modèrera, jusqu’à mettre en place le mécanisme qui permettra un jour le retour à la normalité européenne. Paradoxe de la dictature franquiste : c’est elle qui aura ouvert la porte à la démocratie.

Jean Sévillia

* La Guerre d’Espagne. l’Histoire face à la confusion mémorielle, de Stanley Payne, Cerf, collection «Démocratie ou totalitarisme».

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