Eloge du loden

FIGAROVOX/HUMEUR- L’expression « fascistes en loden » en témoigne: l’étoffe venue du Tyrol est injustement stigmatisée. L’historien Jean Sévillia a décidé de prendre sa défense.

     « Fascisme en loden », « bourgeois à loden », « cathos couleur loden » : le loden bashing est tendance ces temps-ci. On pourrait traiter ces propos discriminatoires par le mépris, mais portant le loden depuis toujours, je me dois de rappeler quelques vérités.

     D’abord, pour ceux qui l’ignoreraient, le loden n’est pas un manteau, mais un tissu. Avec le loden, on fabrique aussi des vestes, des gilets, des pantalons, que sais-je. Ce tissu ne date pas d’aujourd’hui, mais du Moyen Age. Il n’est pas fabriqué à Neuilly, Auteuil ou Passy, ni à Versailles, ni dans le quartier d’Ainay de Lyon, mais dans les Alpes autrichiennes et bavaroises. C’est une étoffe que les paysans tyroliens fabriquaient à partir de la pure laine de mouton, procédé qui n’a pas changé. Etoffe de pays pauvre à l’origine, destinée à vêtir une population montagnarde confrontée à des conditions climatiques rudes.

     En d’autres termes, dans l’ordre des symboles, le loden n’est pas le fruit du confort mais au contraire, conçu pour lutter contre le froid, le vent, la pluie et la neige, le signe du combat contre la dureté de la condition humaine. Y a-t-il une métaphysique du loden ? Personnellement, je ne suis pas loin de le penser.

     Les temps ont changé, matériellement, dans les alpes austro-bavaroises, je sais. Mais le loden est resté. Il est porté dans les couches supérieures de la société, mais il reste un vêtement de paysan. Enfoncez-vous dans les vallées du Tyrol, et scrutez une sortie de messe dominicale : ces hommes à la main calleuse et qui sentent la vache portent tous le loden : moi qui les connais bien, je vous assure qu’ils n’ont rien de snob. Conclusion : le loden est un vêtement populaire.

     Et s’il est un vêtement populaire, c’est parce qu’il est un vêtement bon marché. Un manteau en loden, quand on l’entretient bien (brossage régulier avec une brosse humide, évitez le pressing, c’est un conseil d’ami), peut durer quinze à vingt ans. Sur une vie moyenne d’adulte, cela fait trois ou quatre manteaux nécessaires. Un manteau d’une bonne marque coûtant entre 400 et 500 euros, faites-le calcul : le loden est le plus économique des vêtements.

     On dira : « et la mode ? » Mais bonnes gens, il faut sortir de chez vous et ne pas aller en vacances qu’à Marrakech. A Innsbruck, à Vienne, à Munich et même à Milan, les créateurs se sont emparés du loden, lui donnent des couleurs, et le marient avec le jean ou le lin, tout ce qui plaît de nos jours. Il faut que le loden change pour que rien ne change !

     Imperméable, infroissable, inusable, le loden (le manteau) est le compagnon idéal des jours d’hiver. Ses vastes poches intérieures permettent de partir pour un rendez-vous avec des journaux qu’on lira dans le métro. Dans les hôtels mal chauffés, il peut servir de couverture d’appoint : il est aussi un compagnon d’infortune.

     Mais revenons à l’image en France de cet ami venu de loin : pourquoi est-il si méprisé par ceux-là même qui prônent l’effacement des frontières et des différences ? Parce qu’il serait la marque de la bourgeoisie ? Ce réflexe de lutte des classes est un pur fantasme. Le loden a été à la mode dans les années 1970-1980, au point qu’un Français célèbre le portait : François Mitterrand. Mais aujourd’hui ? Les jeunes bourgeois ont des blousons comme tous ceux de leur génération, et les bourgeois moins jeunes portent des parkas informes, certains avec une capuche et de la fausse fourrure, comme s’ils avaient huit ans, et les autres des vestes de marins multicolores genre Vendée Globe, même s’ils n’ont jamais mis les pieds sur un voilier.

    Ah oui, je sais, il y a les adeptes de la veste de chasse en tissu huilé. Ce sont un peu nos cousins anglais, pour nous, les porteurs de loden. Mais nous,  nous sommes vraiment très minoritaires. Pourquoi alors nous prendre pour cible ? Sans doute parce que nous incarnons une part du monde qu’ils ne voudraient plus voir. Tant pis pour eux : le loden meurt, mais ne se rend pas.

     Cette petite chronique ayant pris un tour personnel, qu’il me soit permis un souvenir. Il y a quelques années, j’avais été convié à un diner parisien organisé autour du regretté Otto de Habsbourg, le fils du dernier empereur d’Autriche. C’était l’hiver, or les Habsbourg, depuis François-Joseph, portent le loden. Au moment du départ, le préposé du vestiaire se trompe et donne mon manteau à l’archiduc, qui enfile aussitôt le vêtement, pendant que j’en fais autant. Fou rire réciproque, car l’archiduc était beaucoup plus grand que moi. J’y repense en entendant l’expression « fascisme en loden ». Elle aurait indigné cet homme dont Hitler avait mis la tête à prix.

Jean Sévillia

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