Dans la nuit des Lumières

Le nouveau livre de Xavier Martin souligne avec force une réalité méconnue : la noirceur de la vision de l’homme développée par les philosophes des Lumières.

     Sous-homme ? Le mot évoque des souvenirs sinistres, spécifiquement le racisme des nazis qui classaient l’humanité en deux catégories, celle des Germains, considérés comme des surhommes, concept abusivement emprunté à Nietzsche qui ne donnait pas de connotation nationale ou génétique à son image de l’Übermensch, et celle des sous-hommes (Untermenschen), catégorie dans laquelle les hitlériens classaient les peuples jugés intrinsèquement inférieurs, ainsi que les infirmes et les handicapés. Dans son livre Les fins de l’antiracisme (1995), le sociologue Pierre-André Taguieff rappelle toutefois que « l’envers du siècle des Lumières, c’est qu’il est aussi le siècle de la construction intellectuelle du “ sous-homme ”, de l’Untermensch ». L’histoire des idées permettrait-elle d’établir un lien entre la face barbare du XXe siècle et ce XVIIIe siècle que la culture contemporaine magnifie comme la naissance de la modernité ? L’hypothèse, assurément, est dérangeante pour un certain confort intellectuel.

     Ce confort, Xavier Martin ne craint pas de le bousculer, une fois de plus, dans son dernier ouvrage, Naissance du sous-homme au cœur des Lumières. L’auteur y réfute l’idée communément admise selon laquelle l’esprit des Lumières, préparant l’affirmation du principe égalitaire de 1789, a professé l’unité du genre humain. Citations à l’appui, Xavier Martin montre qu’au nom du progrès, les philosophes, qui se rangeaient dans la catégorie de l’élite éclairée, sont allés jusqu’à nier l’essence de la notion d’humanité. A Mme du Deffand, Voltaire recommande ainsi « le plaisir noble de se sentir d’une autre nature que les sots ». Diderot, quant à lui, lance cet avertissement : « Malheur à celui qui oublie que tout ce qui ressemble à un être humain n’est pas obligatoirement un être humain ». Sont dès lors « sous-humanisés » ou « bestialisés », explique Xavier Martin, les ethnies exotiques, le sexe féminin ou le peuple en général : « Le peuple est entre l’homme et la bête », assure Voltaire.

     Aujourd’hui professeur émérite à l’Université d’Angers, Xavier Martin a enseigné l’histoire du droit, l’histoire de la pensée politique et la philosophie du droit. Après avoir longtemps travaillé sur les lois et les institutions d’Ancien Régime en Anjou et dans le Maine, il a été amené à s’intéresser aux travaux préparatoires du Code Napoléon. Promulgué en 1804, ce code que nous nommons le Code civil a été élaboré, à partir de 1800, par une commission de juristes chargés d’élaborer un code général du droit français et qui, pour ce faire, ont amalgamé le droit romain, le droit coutumier d’Ancien Régime, la philosophie des Lumières, les principes de 1789, les exigences de la bourgeoisie libérale et la conception de l’Etat autoritaire et centralisé de Bonaparte. Or ces juristes qui étaient au service de l’Etat sous le Consulat avaient commencé leur carrière sous l’Ancien Régime et traversé la Révolution. Les idées directrices qui les guidaient en rédigeant le Code Napoléon trahissaient donc les principes en vogue dans leurs années de formation. C’est en se plongeant dans leurs travaux que Xavier Martin a entamé une exploration des Lumières qui l’a conduit à réviser maints présupposés sur cette période.

     Dans un petit livre où il a raconté sa « randonnée intellectuelle » (Trente années d’étonnement, éditions Dominique Martin Morin, 2010), l’historien du droit a exposé les étapes de sa propre prise de conscience. Il a d’abord découvert que, pour les concepteurs du Code civil, dont le plus célèbre d’entre eux, Portalis, le droit privé possédait une dimension politique déterminante. Puis que de leur rhétorique se dégageait une vision pessimiste de la nature humaine, considérant l’homme comme incapable d’altruisme. L’homme, un loup pour l’homme ? Xavier Martin repère ici l’influence des théories de Hobbes sur les juristes du Consulat. « L’absolue souveraineté des égoïsmes, observe-t-il, donc l’impossibilité d’une gratuité proprement dite dans les comportements humains, sont postulés expressément, impérieusement, par l’anthropologie des Lumières, par le jansénisme et les philosophes, par l’idéologie révolutionnaire, et par tous ceux qui, vers 1804, consacrent du temps à théoriser la nature humaine. »

     D’autres influences joueront sur le parcours de l’iconoclaste. En lisant Léon Poliakov, Xavier Martin découvre que le racisme est « un fils naturel non reconnu de la science des Lumières ».

     De découverte en découverte, ayant relu les penseurs contemporains de l’élaboration du Code civil, Cabanis, Mme de Staël ou Sieyès, qui sont aussi des continuateurs des philosophes, Xavier Martin parvient à la conclusion que les théoriciens des Lumières, les acteurs de la Révolution et les rédacteurs du Code civil ont en commun une anthropologie implicite. Cette vision de l’homme est non seulement pessimiste (l’homme étant incapable de désintéressement), mais encore réductrice (l’homme étant un animal), matérialiste (le visible étant le seul domaine scientifiquement recevable), utilitariste (la gratuité étant exclue) et sensationniste (l’homme obéissant à des instincts).

     Au fur et à mesure de sa quête, quête sans cesse enrichie par des lectures nouvelles dans les sources de l’époque, l’historien du droit a livré le fruit de ses recherches dans des livres tous parus chez le même éditeur (Dominique Martin Morin) et publiés sous le titre générique de L’homme des droits de l’homme, série dont Naissance du sous-homme au cœur des Lumières est le huitième volume.

     Dans L’homme des droits de l’homme et sa compagne (2001), Xavier Martin a analysé le Bon sauvage à la Rousseau, qui est un être au quotient intellectuel et affectif limité, dont la seule aspiration est la jouissance et le plaisir. Dans Nature humaine et Révolution française (2002), il s’est attaché à montrer que, selon Diderot, « l’homme et l’animal ne sont que des machines de chair ou sensibles », assujettis à un jeu mécanique des sensations et impressions qui abolit la frontière entre l’animal et l’homme, et ôte à ce dernier la capacité d’user librement de sa volonté. Dans Mythologie du Code Napoléon (2003), l’auteur a décomposé les tendances mécanistes et matérialistes héritées des Lumières qui sont présentes dans le Code civil. Les règles organisant la dévolution successorale, le pouvoir du père sur ses enfants et son épouse, la nature de la propriété et ses modalités ou encore le contrat, par exemple, sont marqués par ces principes qui aboutissent à entraver la liberté humaine.

     Dans Voltaire méconnu (2006), Xavier Martin s’est ensuite étendu sur le visage de Voltaire qu’on cache d’habitude : celui d’un grand bourgeois s’exprimant sur le mode du mépris ou de la haine à l’égard du genre humain en général et des gens modestes en particulier, comme à l’égard des femmes, des prêtres ou de ses rivaux. Dans Régénérer l’espèce humaine (2008), il a souligné la place du « médecin philosophe » dans l’imaginaire des Lumières, symbole qui a prédisposé les révolutionnaires à interpréter la politique comme une sorte de chirurgie destinée à réparer les erreurs de la nature humaine. Dans S’approprier l’homme (2013), l’auteur a souligné l’utilitarisme d’une époque qui a fait de l’appropriation de l’homme, notamment à travers l’argent, un souci dominant.

     L’œuvre de Xavier Martin a ses détracteurs. Ceux-ci se recrutent d’abord chez les inconditionnels des Lumières, qui ne supportent pas qu’on éclaire la face sombre des philosophes du XVIIIe siècle. Certains chercheurs, de plus, reprochent à l’historien du droit de ne prendre que des citations allant dans son sens, quitte à les sortir de leur contexte. Xavier Martin réplique en montrant que la récurrence de certaines idées, de Voltaire à Condillac et de d’Holbach à Diderot, n’est pas due au hasard : elle révèle un système de pensée bien installé dans son temps.

     Il est vrai que l’histoire du droit et l’histoire des idées, si capitales soient-elles, ne forment qu’un aspect de l’histoire. Sans doute les idées mènent-elles le monde, mais le jeu des institutions, le poids du contexte politique, économique et social comme le hasard des circonstances déterminent également la marche du monde. Sans compter le caractère des hommes et les trois moteurs intimes auxquels n’échappent que les héros et les saints : le goût du pouvoir, la passion amoureuse et la tentation de l’argent. Les motivations idéologiques dévoilées par Xavier Martin ont eu leur part dans la genèse des Lumières. Elles méritent donc d’être connues et reconnues. Elles ne suffisent cependant pas à expliquer toute l’histoire des Lumières.

Jean Sévillia

Naissance du sous-homme au cœur des Lumières. Les races, les femmes, le peuple, par Xavier Martin, Editions Dominique Martin Morin, 434 p., 28,50 €.

 

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