Crise de la citoyenneté

Réponse à l’enquête menée par la revue Historia sur le thème « Sauvons l’Histoire ».

Oui, l’histoire est en crise, oui l’apprentissage de l’histoire est menacé. De multiples explications d’ordre spécialisé sont avancées qui, d’inégale importance, ont toute leur valeur. Pour ce qui regarde l’enseignement secondaire, par exemple, la diminution des horaires consacrés à l’histoire ou les choix pédagogiques opérés il y a vingt ou trente ans, tels le sacrifice de la chronologie et l’étude systématique de sacro-saints « documents » que les élèves n’ont ni les connaissances nécessaires, ni la maturité suffisante pour analyser. Il est aussi des raisons techniques, depuis le recul de la lecture jusqu’aux séductions d’Internet et de ses habitudes du zapping. Il a encore été observé, avec justesse, la corrélation entre les grandes orientations historiographiques et la manière dont notre société aborde aujourd’hui le passé. Pour faire court, nous avons vécu le saut de l’histoire politique (la fameuse « histoire-bataille ») héritière de Lavisse (en version républicaine) ou de Bainville (en version monarchiste) à l’histoire fille des Annales, appuyée sur les faits économiques et sociaux, la vie quotidienne, le jeu des représentations et des mentalités, avec l’émergence du paradigme des droits de l’homme pour dire le bien et le mal universels.

On s’approche là de raisons plus fondamentales, parce qu’elles relèvent de l’ordre des causes, alors que les premières apparaissent comme des conséquences. La crise de l’histoire, en réalité, n’est que le reflet d’une crise du lien social, d’une crise de la citoyenneté. Un citoyens habite une cité (au sens antique du terme), doté d’un passé plus ou moins mythifié, mais qui est le sien. L’histoire et l’enseignement de l’histoire, en France, ont fonctionné ainsi au moins jusqu’aux années 1960. Aux Français, jusqu’alors, on apprenait l’histoire de France et l’histoire des civilisations dont leur culture, depuis l’Egypte ancienne, était l’héritière. Mais au cours de la période qui peut être définie comme un long après-guerre, le rapport au passé a progressivement pris d’autres contours, sous l’influence des bouleversements de l’époque : décolonisation, construction européenne, relativisme culturel issu de 68, diversification de la population française, mondialisation. D’un modèle national jacobin (avec sa part d’artifices), la France a basculé dans un autre type de société, mais qui peine à se définir : la crise de nerfs qui a accompagné le débat sur l’identité nationale en témoigne de façon éloquente.

Si la France refuse de se penser comme une nation, il est dès lors logique qu’elle refuse de se pencher sur son passé, qui est, quoiqu’on en pense, le passé d’une nation. Pour soigner la crise de l’histoire, il ne faudra donc pas seulement des mesures ministérielles effaçant d’autres mesures ministérielles, mais se poser les vraies questions. Qui sommes-nous collectivement, en dehors de nos antécédents particuliers ? D’où venons-nous ? Où voulons-nous aller et où pouvons-nous aller ensemble ? Ce qu’il faudra, c’est rien moins que réinventer un modèle national français pour notre temps, utilisant son histoire pour construire l’avenir. Cela reste possible, mais encore faut-il le vouloir.

Jean Sévillia

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