Reproduisant une évolution perceptible dans la société, nombre d’historiens cherchent aujourd’hui à s’affranchir du cadre national. Quitte à fragmenter la mémoire collective.
En 1948, 1980, 1987 et 2000, quatre sondages ont été effectués sur les héros représentatifs de l’histoire de France. Dans les quatre enquêtes est revenue une question commune : «Si vous pouviez vous entretenir une heure avec un personnage de l’histoire de France, qui choisiriez-vous?» La comparaison des réponses, étalées sur un demi-siècle, est instructive. Napoléon triomphe en 1948, mais se trouve ensuite surpassé par de Gaulle. Dès 1980, Louis XIV se maintient, mais Vercingétorix, Saint Louis et Jeanne d’Arc disparaissent. En revanche, en 2000, François Mitterrand s’installe en deuxième position.
Laurent Avezou, un historien qui commente cette évolution, en tire les conclusions suivantes sur la culture historique des Français : «Le constat d’appauvrissement n’est pas douteux» ; «L’actualité a remplacé la mémoire historique.» Le même souligne cependant, en 2000, que «la mémoire nationale résiste» (1). Tendances contradictoires ?
Raconter l’histoire de l’histoire de France, c’est ce à quoi s’est attelé cet archiviste paléographe, professeur de classes préparatoires au lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, dans un livre qui, malgré certains points de vue discutables, ne cesse de passionner. «Comment est née l’histoire de France?, s’interroge Avezou. Par qui était-elle écrite? A destination de quel public ? A quel usage ?»
Que la culture historique des Français régresse, on ne saurait s’en étonner. Outre que le nombre d’heures de cours d’histoire a été réduit à la portion congrue à l’école, voici une quarantaine d’années déjà que les programmes de l’Education nationale, tant dans l’enseignement primaire que dans l’enseignement secondaire, négligent la chronologie et les faits («l’approche événementielle», selon le sabir d’une circulaire officielle), pour leur préférer les «axes problématiques» (dixit la même circulaire).
Pourtant, les monuments et les spectacles historiques ne désemplissent pas, les films historiques sont des succès, et les livres d’histoire résistent bien à la crise. D’après un sondage récent, 82 % des Français s’intéressent à l’histoire, pourcentage se décomposant en 26 % de passionnés, 24 % de curieux et 32 % d’amateurs. Seules 18 % des personnes interrogées s’avouent réfractaires à la connaissance du passé (2).
Pourquoi Vercingétorix et Jeanne d’Arc, qui furent des modèles, naguère, pour les enfants de «la laïque» comme pour ceux de l’école des sœurs, ont-ils disparu de notre imaginaire ? Précisément parce qu’ils ne sont plus considérés comme des modèles, et donc ne sont plus enseignés : l’histoire est toujours le reflet d’une époque et d’une société.
Dans les temps anciens, l’histoire, au sens où nous l’entendons, n’existe pas. La relation du passé mêle la réalité et la fiction, les faits et la légende, les personnages vrais et les héros mythologiques. Au début du Moyen Age, le genre historique est une mise en abyme de la parole divine. A l’approche de l’an mille, on commence à écrire l’histoire des Francs (496, le baptême de Clovis), qui devient peu à peu l’histoire de France, parce que les moines de Saint-Denis, au XIIe siècle, épousent le dessein des rois capétiens, qui cherchent à se rattacher aux dynasties précédentes.
Au Grand Siècle, du mythe troyen aux origines gauloises, le récit historique ne sort toujours pas du champ mythologique. La mise en scène, toutefois, vise bien à écrire la chronique de la nation. Significativement, ce que montre la thèse originale d’un jeune chercheur, David Bitterling, c’est au moment où l’on peut parler d’histoire de France que se précise aussi la géographie de la France : l’espace national répond à une définition («le pré carré») et à des limites mesurées, cartographiées, et matérialisées par Vauban (3).
Il faut attendre les mauristes, au XVIIIe siècle, héritiers de Mabillon, pour que l’histoire relève de critères scientifiques, mutation qui mettra cent ans pour entrer dans les faits. Au XIXe siècle, cependant, le genre est écrasé par l’héritage révolutionnaire, l’histoire se donnant pour but soit de justifier la Révolution, comme chez Michelet, soit de nier la rupture qu’elle a représenté. La période qui suit, avec l’installation de la IIIe République, voit l’élaboration du discours national-républicain, celui qui culmine dans le « petit Lavisse » et qui sera la version officielle de l’histoire jusqu’à la Seconde Guerre.
En réaction à l’histoire-batailles et au culte des grands hommes triomphe, après 1945, l’école des Annales. Fondée avant-guerre par March Bloch et Lucien Febvre, celle-ci privilégie l’histoire économique et sociale. La collection « Bouquins » réédite des textes de Febvre : on peut contester ses perspectives, mais on saluera son érudition et son talent (4). Avec les Annales, en tout cas, l’histoire de France est éclatée. Chez les plus idéologues de ses épigones, elle est même niée, puisque la lecture repentante du passé (esclavage, colonisation, Vichy, etc.) devient un instrument d’autoculpabilisation de la nation.
En ce début du XXIe siècle, l’histoire de France est à la croisée des chemins. Le choc des mémoires particulières aura-t-il raison du roman national ? L’histoire, en cela, suit en parallèle un débat qui la dépasse, mais qui concerne tous les Français : comment savoir où l’on va si on ne sait pas d’où l’on vient ?
Jean Sévillia
(1) Raconter la France, histoire d’une histoire, de Laurent Avezou, Armand Colin.
(2) Historia, n°745, janvier 2009.
(3) L’Invention du pré carré, construction de l’espace français sous l’Ancien Régime, de David Bitterling, Albin Michel.
(4) Vivre l’histoire, de Lucien Febvre, édition établie par Brigitte Mazon et préfacée par Bertrand Müller, Robert Laffont/Armand Colin, «Bouquins».