14-18 : pourquoi nos grands-pères ont tenu

Des dizaines de livres racontent la Première Guerre mondiale, ses héros et ses horreurs. Mais pour vraiment comprendre ce conflit, il faut connaître les mentalités de l’époque.

Sur la photo, il sourit. Quel âge-t-il, ce soldat de la 5e compagnie du 94e régiment d’infanterie ? Environ 25 ans. Devant l’objectif, il brandit une boîte en fer. Et sur le couvercle de la boîte, qu’y a-t-il ? Une main. Une main arrachée, dont dépasse un entrelacs de veines, de nerfs et de chair. Et le soldat sourit : cette main soignée porte une chevalière. La chevalière d’un officier allemand. Un von und zu quelque chose, qui a dû être désintégré, quelques heures plus tôt, par un crapouillot français.

La Grande Guerre, c’est cet instant où la violence atteint un tel degré qu’un garçon de 25 ans, parce qu’il est français, sourit en voyant les restes sanguinolents d’un autre garçon, de son âge peut-être, mais qui était «un Boche».

La photo est publiée dans un ouvrage de souvenirs d’un médecin des tranchées (1). Pendant toute la durée du conflit, le docteur Louis Maufrais était resté à l’avant, à soigner les blessés de première ligne. A la fin de sa vie, devenant aveugle mais désireux de raconter son expérience, il avait enregistré son histoire. A partir de ses cassettes, sorties d’un placard, sa petite-fille a rédigé un livre : une hallucinante plongée au bout de l’enfer.

Alors que l’on fête le 90e anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918, le curieux qui entrera dans une librairie ne saura où donner de la tête : les parutions récentes sur la Grande Guerre se comptent par dizaines. Outre la manie commémorative dont l’édition française croit tirer une manne (manne illusoire, au demeurant, au regard du trop grand nombre de titres proposés), on sait que, depuis dix ou quinze ans, l’intérêt pour la guerre de 14-18 a ressurgi avec force. Le succès d’un film comme Un long dimanche de fiançailles ou l’émotion suscitée par la disparition de Lazare Ponticelli, le dernier poilu (2), en ont témoigné.

Pourquoi cet engouement pour un conflit dont les enjeux sont si lointains ? Précisément parce qu’on ne comprend plus ce gigantesque choc qui a coûté la vie à des millions d’Européens. Il fut un temps où l’histoire de la Grande Guerre était écrite par des militaires, et s’adressait aux anciens combattants. Il fut une autre période où cette histoire, écrasée par le poids de la Seconde Guerre, fut reléguée aux oubliettes, et où les Mémoires des généraux de Verdun ou des Dardanelles remplissaient les boîtes des bouquinistes. Et puis il y a ce troisième moment, où nous sommes, où des chercheurs – derrière Jean-Jacques Becker ou Stéphane Audoin-Rouzeau – revisitent en profondeur ce qui est, pour le meilleur et pour le pire, un événement fondateur. Si l’on y songe bien, en effet, beaucoup du XXe siècle est sorti de la Grande Guerre : une autre carte de l’Europe, le communisme, le nazisme, le deuxième conflit mondial, le rêve de réguler les relations entre Etats à travers une organisation internationale, la fin de la paysannerie, le travail des femmes…

Dans la production savante récemment parue, il faut retenir deux Dictionnaires de la Grande Guerre, celui de la collection Bouquins étant plus complet et plus précis (3) ; une biographie de Foch, qui apporte un regard nouveau sur le généralissime des armées alliées (4) ; un travail collectif sur le chemin des Dames (5) ; un autre sur le processus par lequel les différents pays européens, après 1918, sont politiquement, économiquement et mentalement sortis (ou non !) du conflit (6).

De très nombreux ouvrages illustrés montrent par ailleurs la réalité et la diversité de la guerre, au front ou à l’arrière. Citons notamment l’Encyclopédie de la Grande Guerre, avec ses remarquables cartes des champs de bataille (7), ou La Première Guerre mondiale, de Gary Sheffield, un volume enrichi de 30 documents fac-similés, qui feront la joie des collectionneurs (8).

Comment ces hommes qui furent nos pères ou nos grands-pères ont-ils pu supporter, quatre années durant, le risque quotidien, le colloque avec la mort, la morsure du froid ou la brûlure du soleil, la torture de la boue, de la faim et de la soif, la hantise des poux et des rats ? Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, dans leurs travaux, ont montré que cette guerre fut celle du «consentement». Louis Maufrais, le médecin des tranchées évoqué plus haut, expliquait avoir été nourri «à un lait bourré de vitamines patriotiques». Le 10 février 1915, un député s’adressait à son fils : «A l’heure où je t’écris, j’espère que tu n’auras pas encore reçu le baptême du feu. Si cependant il en était ainsi, je te connais assez pour savoir que tu feras ton devoir jusqu’au bout.» (9) De l’autre côté des tranchées, le discours était identique.

Le patriotisme, le devoir, ce sont des mots – et des concepts – qui ne sont plus guère enseignés. Alors, pourquoi l’immmense épreuve collective de 14-18 fascine-t-elle tant ? Justement parce qu’elle nous renvoie l’écho d’un continent englouti : un monde où, face au pire, les hommmes ont tenu parce qu’ils étaient soudés par des solidarités éprouvées. Aujourd’hui, face à des épreuves analogues, qu’est-ce qui nous permettrait de tenir ?

Jean Sévillia

1) J’étais médecin dans les tranchées, de Louis Maufrais, Robert Laffont, 328 p., 21 €. 2) Le dernier poilu, Lazare Ponticelli, de Véronique Fourcade, Stock, 234 p., 18 €. 3) Dictionnaire de la Grande Guerre, sous la direction de François Cochet et Rémy Porte, Bouquins, 1184 p., 31 €. Dictionnaire de la Grande Guerre, sous la direction de Jean-Yves Le Naour, Larousse, 476 p., 26 €. 4) Foch, de Jean-Christophe Notin, Perrin, 638 p., 25,50 €. 5) Le Chemin des Dames, sous la direction de Nicolas Offenstadt, Stock, 494 p., 30 €. 6) Sortir de la Grande Guerre, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson, Tallandier, 510 p., 30 €. 7) EPA, 312 p., 25 €. 8) Gründ, 80 p., 39,95 €. 9) 14-18, la Première Guerre mondiale, de Pierre Vallaud, Acropole, 608 p., 35 €.

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