Pie XII au cœur des tempêtes

Calomnié depuis un demi-siècle pour ses prétendues complaisances avec le IIIe Reich, le pape Pie XII fut au contraire au cœur de la politique de résistance du Vatican au national-socialisme.

En 1999, un journaliste anglais, John Cornwell, publiait le même jour, en une demi-douzaine de langues occidentales, un livre sur Pie XII dont le titre provocateur était à lui seul un élément publicitaire : Hitlers’ Pope, « Le pape d’Hitler » (Albin Michel). Pie XII, accusait l’auteur, « était le pape idéal pour les desseins indicibles d’Hitler, il était un pion dans le jeu d’Hitler ». Vingt ans plus tard, Frédéric Le Moal, un docteur en histoire, professeur au lycée militaire de Saint-Cyr et à l’Institut Albert-le-Grand, fait paraître un ouvrage qui affiche l’idée contraire : Pie XII, un pape pour la France. Ce changement de ton n’est pas le fait d’une voix isolée : en deux décennies, les recherches sur Pie XII se sont multipliées, mettant à mal les accusations lancées contre lui par la pièce de l’Allemand Rolf Hochhuth, le Vicaire.

Le 2 mars 1939, le cardinal Eugenio Pacelli, qui avait été le secrétaire d’Etat de Pie XI, succédait à ce pape, à 63 ans, sous le nom de Pie XII. Il devait mourir à l’âge de 82 ans, le 9 octobre 1958, après un règne de 19 ans, 7 mois et 7 jours. Pape de la Seconde Guerre mondiale puis de la guerre froide, en un temps où le monde et l’Eglise avait traversé les pires tragédies, Pie XII aura été unanimement salué lors de sa disparition. « Le monde est maintenant plus pauvre », avait déclaré Eisenhower, le président des Etats-Unis. « Nous pleurons un grand serviteur de la paix », avait proclamé Golda Meir, le ministre des Affaires étrangères d’Israël. « Il est incontestable, écrivait en France Etudes, la revue des jésuites, que le pape a été avant tout un spirituel, assurément un saint homme et probablement, sans préjuger du jugement de l’Église, un saint tout court. ».

En 1963, dans un théâtre de Berlin, Rolf Hochhuth mettra au contraire en scène un Pie XII qui, indifférent au sort des Juifs, aurait failli à sa mission pendant la guerre. Le Vicaire, pièce appelée à un retentissement international, brouillerait profondément l’image du pape : accusé de « silence » face à la Shoah, Pie XII, post mortem, serait dorénavant soupçonné d’antisémitisme et d’indulgence au moins tacite envers l’Allemagne nazie. En 1964, le livre de Saul Friedländer, Pie XII et le IIIe Reich (Seuil), puis en 1999 celui de John Cornwell et en 2002 le film adapté de la pièce de Hochhuth par Costa-Gavras, Amen, s’inscriront dans la même perspective à charge.

Dès 1964, le scandale provoqué par le Vicaire avait incité Paul VI à ouvrir les Archives secrètes du Vatican pour la période de la guerre. Quatre historiens jésuites en avaient extrait onze volumes de documents publiés entre 1965 et 1981 par la Libraire vaticane, somme dont le père Pierre Blet, unique survivant du groupe, publiera une synthèse en 1997 (Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican, Perrin). Cette publication ouvrira le chemin à de nombreux travaux scientifiques qui, sans verser dans l’hagiographie, apporteront un regard équilibré sur le pontificat de Pie XII. Citons notamment les ouvrages de Philippe Chenaux (Pie XII, diplomate et pasteur, Cerf, 2003), Giovanni Miccoli (Les Dilemmes et les silences de Pie XII, Complexe, 2005), Hubert Wolf (Le Pape et le diable. Pie XII, le Vatican et Hitler, les révélations des archives, CNRS, 2008), Andrea Tornielli (Pie XII, Tempora, 2009) ou Mark Riebling (Le Vatican des espions. La guerre secrète de Pie XII contre Hitler, Tallandier, 2016).

En 2004, cinq ans après la publication de son livre, John Cornwell, dans une interview à The Economist, faisait marche arrière : « A la lumière des débats qui ont eu lieu et des preuves qui ont été fournies suite à la publication de mon livre, je dirais maintenant que Pie XII avait une marge de manœuvre si réduite qu’il est impossible de juger les raisons de son silence pendant la guerre, pendant que Rome était sous la botte de Mussolini et occupée ensuite par les Allemands ». En 2009, Benoît XVI signait le décret d’héroïcité des vertus de Pie XII, étape du procès en béatification ouvert en 1965, mais le Vatican laissait entendre que ce pape ne serait pas béatifié avant l’ouverture complète des archives de son pontificat. La polémique déclenchée alors n’empêchait pas Serge Klarsfeld, avocat rendu célèbre par son engagement au service de la mémoire de la Shoah, de soutenir que « Pie XII a joué un rôle déterminant contre Hitler, mais aussi dans la lutte contre le communisme en Europe de l’Est ». En 2011, c’était l’ambassadeur d’Israël près le Saint-Siège, Mordechaï Lewy, qui assurait, à propos de la rafle des Juifs de Rome par les Allemands en 1943, que « ce serait une erreur de dire que l’Eglise catholique, le Vatican et le pape lui-même n’ont rien voulu faire pour sauver des Juifs, c’est le contraire qui est vrai ». Sur ce sujet, les témoignages et les recherches historiques, là encore, se sont accumulés, illustrant l’implication personnelle de Pie XII dans la défense des Juifs dans la Ville éternelle. Voir spécialement les livres de Gordon Thomas (Le secret de Pie XII. Le réseau secret du Vatican pour sauver les Juifs de Rome, L’Artilleur, 2014) et d’Andrea Riccardi (L’hiver le plus long. 1943-1944, Pie XII, les Juifs et les nazis à Rome, Desclée de Brouwer, 2017).

Les accusations contre Pie XII se nourrissent de suspicions envers la hiérarchie ecclésiastique qui ferait tout pour que les preuves de la forfaiture du pape restent dissimulées au fond des Archives secrètes du Vatican – intitulé trompeur si on fait un contresens sur la traduction de l’italien du mot « secrètes », qui signifie simplement que les archives vaticanes, historiquement parlant, sont la propriété de la papauté, mais celles-ci peuvent être librement consultées par n’importe quel chercheur habilité. Paul VI avait anticipé le délai normal d’ouverture des archives pour Pie XII, de même que Jean-Paul II puis Benoît XVI ont accéléré le processus, long malgré tout en raison de la masse de documents à réunir et à classer (il fallait éplucher aussi les archives de la Secrétairerie d’Etat qui ne sont pas encore déposées aux Archives secrètes) et du fait des ressources humaines limitées du Vatican dans ce domaine spécialisé. Le 4 mars dernier, le pape François a annoncé solennellement l’ouverture de l’ensemble des archives du pontificat de Pie XII pour 2020.

Frédéric Le Moal, l’auteur de Pie XII, un pape pour la France, observe que l’ouverture des archives du pontificat de Pie XI, en 2006, a déjà permis d’éclairer le rôle central du cardinal Pacelli, avant 1939, dans la politique de résistance du Vatican au national-socialisme, et la proximité du secrétaire d’Etat de Pie XI avec la France, comme il ressort des archives du Quai d’Orsay. En s’appuyant sur des documents découverts dans les archives en France, en Belgique, en Italie et au Vatican, l’historien va plus loin dans le livre qu’il fait paraître aujourd’hui. Sous-titré Enquête sur le conclave de 1939, l’ouvrage met en lumière le fait que, lors de la mort de Pie XI, la diplomatie française regardait le cardinal Pacelli comme son candidat contre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Le Moal prouve cependant que cette inclination du Quai d’Orsay ne résultait pas d’une intuition subite, mais d’une connivence attestée dès l’entrée en fonction d’Eugenio Pacelli à la Secrétairerie d’Etat en 1930 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933. Ambassadeurs de France auprès du Saint-Siège, Joseph de Fontenay, en poste de 1928 à 1932, puis son successeur François Charles-Roux, de 1932 à 1940, soignent leurs relations avec ce prélat francophile et antinazi. Lorsque Pie XI tombe gravement malade, en 1937, Français et Italiens rivalisent afin d’influencer les électeurs d’un possible conclave, mais la personnalité de Pacelli, qui a représenté le pape à Lourdes, en 1935, et à Paris et à Lisieux en 1937, inquiète les diplomates de Mussolini, auxquels ce cardinal apparaît comme l’homme de la France. En 1939, enfin, lorsque Pacelli est élu pape, ce ne sont pas seulement les cardinaux français qui exultent, mais les autorités de la République. Toutefois, les Français déchantent car ils s’aperçoivent que Pie XII, installé sur le trône pontifical, mène une politique qui est celle du Saint-Siège et qui ne se confond pas nécessairement avec les objectifs de la France. Cela n’empêche pas ce pape, en juin 1940, affligé par l’effondrement politico-militaire d’un pays qu’il aimait, de se demander en pleurant : « Mais où est la France de Verdun ? » Les archives, décidément, montrent que Pie XII n’aura jamais été le pape d’Hitler.

Jean Sévillia

Frédéric Le Moal, Pie XII, un pape pour la France, Les Editions du Cerf, 416 pages, 24 euros

Article paru dans le Figaro Histoire n° 44, juin-juillet 2019

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