Requiem pour un empire défunt

Dès son accession au trône, en novembre 1916, Charles Ier d’Autriche manifesta le désir de conclure la paix avec l’Entente. Mais le jeune souverain n’avait pas de marge de manoeuvre et les pourparlers secrets engagés en 1917 échouèrent.

Le 21 novembre 1916, à la mort de François-Joseph, son petit-neveu Charles lui succède sous la double couronne des Habsbourg. Celui qui devient, à 30 ans, l’empereur Charles Ier d’Autriche et le roi Charles IV de Hongrie était l’héritier du trône depuis l’assassinat de son oncle François-Ferdinand, à Sarajevo, en 1914. Ayant servi sur le front depuis le début des hostilités, le jeune archiduc s’était persuadé que son pays ne pourrait plus gagner la guerre, mais qu’il devait ne pas la perdre. De plus, ayant éprouvé le bellicisme des Allemands et leur habitude de traiter leurs alliés autrichiens en subordonnés, il était déterminé à suivre sa voie propre le jour où il accéderait au pouvoir. Proclamé empereur, Charles va par conséquent entrer en contact avec l’Entente afin de savoir à quelles conditions la paix serait possible. Ces négociations secrètes passeront par deux frères de sa femme, l’impératrice Zita, née princesse de Bourbon-Parme, dont la famille, qui avait perdu son trône de Parme en 1859, vivait en Autriche. En 1914, trois princes de Parme avaient choisi de combattre dans l’armée des Habsbourg tandis que deux autres avaient préféré s’engager chez les Alliés.

Dès le 5 décembre 1916, la duchesse de Parme, mère de l’impératrice Zita, écrit à la reine des Belges, sa cousine, pour lui exprimer le vœu de voir ses fils, les princes Sixte et Xavier, officiers dans l’armée belge. La rencontre devant avoir lieu en terrain neutre et le roi des Belges ayant donné son autorisation, les deux hommes ont une entrevue avec leur mère à Neuchâtel, en Suisse, le 29 janvier 1917. Ils apprennent alors l’intention de Charles Ier d’ouvrir sans tarder des discussions avec l’Entente. A leur mère, les princes confient une note consignant les conditions de paix des Alliés, en tout cas celles que leur ont communiquées leurs amis parisiens qui ont leurs entrées au quai d’Orsay et qui cherchent à détacher l’Autriche de l’Allemagne : restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, rétablissement de la Belgique, restauration de la Serbie, cession de Constantinople à la Russie. De retour à Paris, les deux frères informent Jules Cambon, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, et William Martin, chef du protocole au quai d’Orsay.

A Vienne, l’empereur charge un ami d’enfance, le comte Erdödy, du contact avec ses beaux-frères. La première rencontre a lieu le 14 février 1917 à Neuchâtel. L’émissaire autrichien expose le plan de paix de Charles : restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, rétablissement de l’indépendance belge, signature d’un armistice avec la Russie, fondation d’un royaume des Slaves du sud intégré à la fédération austro-hongroise avec un Habsbourg à sa tête. Sixte, lui, plaide pour une offre de paix publique de l’Autriche. Rentré à Vienne, Erdödy rend compte à Charles qui informe son ministre des Affaires étrangères, le comte Czernin, du processus enclenché. Le 20 février, à Neuchâtel, Erdödy apporte à Sixte un mémoire résumant la position du ministre autrichien : indissolubilité de l’alliance des puissances centrales ; accord pour une reconstruction de la Serbie sur une base qui ne menacera pas l’Autriche ; soutien au retour de l’Alsace-Lorraine à la France à condition que l’Allemagne y consente ; rétablissement de la Belgique. L’émissaire de l’empereur donne également à Sixte une note dans laquelle Charles s’engage à faire pression sur l’Allemagne au sujet de l’Alsace-Lorraine.

Le 5 mars, les princes Sixte et Xavier sont reçus par le président de la République, Raymond Poincaré. Trois jours plus tard, le chef de l’Etat, après avoir conféré avec Aristide Briand, président du Conseil et titulaire du portefeuille des Affaires étrangères, résume pour Sixte le point de vue de la France. Quatre conditions sont non négociables : la restitution de l’Alsace-Lorraine, le rétablissement de la Belgique, celui de la Serbie, et l’ouverture de discussions avec la Russie. Reste l’Italie que ses alliés devront informer et à qui l’Autriche devra faire une concession territoriale.

Le 19 mars, c’est à Genève que Sixte et Xavier retrouvent Erdödy qui les convainc de se rendre clandestinement à Vienne. Le 23 mars, les deux frères sont reçus par l’empereur au château de Laxenburg, une résidence des Habsbourg. Après un instant d’émotion et d’échange familial en présence de l’impératrice Zita, le vif du sujet est abordé. Charles explique que son devoir est de contraindre son allié allemand à négocier, et qu’en cas d’échec, il conclura la paix séparément. Convoqué, Czernin fait son apparition, mais rend la discussion plus difficile. Il est néanmoins convenu qu’il reprendra les tractations avec les princes, mais le lendemain, la discussion n’avance pas.

Le 24 mars, Sixte et Xavier retournent à Laxenburg où Charles leur remet une lettre manuscrite en français, rédigée à l’intention de Sixte mais destinée aux autorités françaises. Dans ce texte, après un hommage aux qualités militaires de la France, l’empereur s’engage notamment à faire jouer son influence en vue de la restitution de l’Alsace-Lorraine et du rétablissement de la Belgique.

En France, la situation a changé entretemps : le ministère Briand tombé, le nouveau président du Conseil et ministre des Affaires étrangères est Alexandre Ribot. Quand Sixte revient à Paris, Poincaré lui fait savoir qu’il le recevra en compagnie du chef du gouvernement. Le 31 mars, cependant, Sixte est reçu à l’Elysée sans Ribot qui a prétexté un rendez-vous avec Clemenceau, alors président de la Commission de l’armée au Sénat. En découvrant la lettre de l’empereur, Poincaré décide d’avertir George V, ce que Sixte se propose de faire lui-même mais à quoi Ribot, tenu au courant, s’oppose : devant rencontrer Lloyd George, le Premier ministre britannique, le président du Conseil entend lui parler d’abord.

L’entrevue de Ribot et de son homologue anglais a lieu à Folkestone le 11 avril. A la lecture de la lettre de Charles, Lloyd George est enthousiaste et veut prévenir George V. Ribot, toutefois, le persuade d’associer les Italiens aux discussions avec Vienne. Le 12 avril, Sixte rencontre enfin Ribot dans le bureau de Poincaré à l’Elysée. Le prince met en garde contre le risque présenté par l’irruption des Italiens dans le processus amorcé, mais Ribot demeure inébranlable et prévient qu’il avertira Sidney Sonnino, le ministre des Affaires étrangères italien, au cours d’une réunion prévue à Saint-Jean de Maurienne, en Savoie, et à laquelle Lloyd George participera également. Le 19 avril, à Saint-Jean de Maurienne, la simple évocation d’éventuelles propositions de paix autrichiennes déclenche l’hostilité des Italiens : ceux-ci assurent qu’ils ne renonceront jamais aux clauses du traité secret de Londres (25 avril 1915) par lequel leur pays est entré en guerre en échange de la promesse de territoires autrichiens. Face à ce blocage, Lloyd George et Ribot n’insistent pas…

Dès ce moment, les offres de Charles sont condamnées. Il y aura encore un voyage de Sixte à Vienne où l’empereur, le 9 mai, lui confiera une seconde lettre manuscrite en français faisant des ouvertures à l’Entente ; une cinquième audience accordée, le 20 mai, par Poincaré au prince Sixte ; une entrevue de ce dernier avec George V, à Londres, le 23 mai. Mais le 20 juin, le gouvernement français notifiera à Sixte et Xavier qu’il n’y avait plus rien à faire pour l’instant. Le 25 juin 1917, les princes de Bourbon-Parme regagneront leur régiment : leur mission avait échoué.

La tentative de Charles Ier aurait-elle pu aboutir ? L’empereur avait sous-estimé la logique des alliances qui voulait que la France et l’Angleterre, n’ayant pas de front commun avec l’Autriche, n’avaient pas d’intérêt stratégique immédiat à la cessation des hostilités avec Vienne, tandis qu’elles étaient liées par les promesses consenties à l’Italie. Charles, par souci de l’honneur militaire vis-à-vis de ses alliés, cherchait plus une paix générale qu’une paix séparée, qui aurait été sa dernière arme. Mais en situation d’infériorité, il ne disposait d’aucun moyen de pression sur l’Allemagne. En cas de défaillance de Vienne, le Reich, dont les espions avaient percé la manœuvre de Charles avec l’Entente, avait d’ailleurs mis au point un plan d’occupation générale de l’Autriche avec une variante, la déposition des Habsbourg, ce que l’empereur savait par ses propres services de renseignement.

La marge de manœuvre du jeune souverain, isolé dans son propre camp, était étroite. Il reste que, à part Lloyd George et dans une moindre mesure Poincaré, au lieu de l’encourager, on ne lui a opposé que des rebuffades. Chez certains, comme Ribot, les préjugés idéologiques anti-Habsbourg et même anti-Bourbons (contre le prince Sixte) y étaient pour quelque chose. En 1918, Clemenceau, devenu président du Conseil, donnera le coup de grâce en révélant les pourparlers de 1917 qui, selon les exigences de Charles, devaient rester secrets. Incompris, considéré comme un traitre et un défaitiste par les Allemands comme par beaucoup d’Autrichiens, le souverain perdra de son autorité et de sa liberté : les Alliés avaient condamné l’Autriche impériale.

Jean Sévillia

Partager sur les réseaux sociaux

Nouveauté

Recherche

Thématiques