Vienne, dans les pas de Gustav Klimt

L’Autriche commémore le 150e anniversaire de la naissance du peintre, contemporain de Zweig et Schnitzler. Une bonne occasion de se rendre à Vienne, un des grands foyers culturels de l’Europe.

     Sous forme d’affiches, de cartes postales ou de souvenirs, son portrait ou ses tableaux trônent partout. Comment ignorer que Vienne, en 2012, célèbre Gustav Klimt ? Né près de la capitale autrichienne en 1862, l’artiste y est mort en 1918, léguant à la postérité des oeuvres dont la valeur n’a fait que croître, au sens propre : sur le marché de l’art, Klimt tutoie Van Gogh.
     Aurait-il cru à un tel destin posthume lorsque, en 1911, il s’était retiré dans sa villa de la Feldmühlgasse, refermé sur lui-même, après une carrière qui l’avait vu rompre avec l’académisme, participer à la fondation de la Sécession, cette version autrichienne de l’Art nouveau ou du Jugendstil, et faire scandale par la nouveauté de son génie ? Son dernier atelier, situé dans le quartier de Hietzing, au-delà du château de Schönbrunn, était alors semi-campagnard. Aujourd’hui encore, ce lieu paisible donne une idée de la vie d’autrefois à Vienne.
     Huit cents oeuvres de Klimt sont exposées cette année. Les plus connues – dont Le Baiser, tableau aussi cerné d’admirateurs que La Joconde au Louvre – se trouvent au Belvédère. D’autres peintres de la modernité viennoise – Egon Schiele, Carl Moll ou Oskar Kokoschka – ornent les murs de ce double palais bâti au XVIIIe siècle pour le prince Eugène de Savoie, glorieux capitaine qui avait offert aux Habsbourg une moisson de victoires contre les Turcs et les Français.

     De la terrasse du Belvédère supérieur, le regard embrasse un paysage urbain. L’oeil distingue les clochers des édifices médiévaux : la cathédrale Saint-Etienne, l’église des Augustins, l’église des Frères Mineurs, l’église Saint-Michel. A gauche, se dresse la coupole de la Karlskirche, sanctuaire baroque qui, avec ses deux colonnes inspirées de l’Antiquité, ne déparerait pas Rome.

     Ce ne sont pourtant pas les 400 palais ou églises baroques qui déterminent l’aspect général de Vienne. Du Belvédère, on aperçoit aussi le Ring, ce boulevard circulaire que François-Joseph fit construire à l’emplacement des anciennes fortifications. C’est ici que, sous son règne, l’aristocratie moyenne et la grande bourgeoisie, moteurs économiques de la société, se faisaient bâtir de majestueux hôtels particuliers, et c’est ici encore que s’érigeaient les grands bâtiments publics : la Maison des artistes (Künstlerhaus, 1868), l’Opéra et le Musikverein (1869), le musée des Arts appliqués (1871), l’Ecole des Beaux-Arts (1876), la Bourse (1877), l’église votive (1879), l’hôtel de ville (1883), le Parlement (1884), le Burgtheater (1888), le musée d’Histoire naturelle et le musée d’Histoire des beaux-arts (1890), les ailes nouvelles de la Hofburg (1893 et 1913).

     Ces monuments, tous élevés dans un style néogrec, néogothique, néo-Renaissance ou néobaroque, étaient conçus aux dimensions d’une cité de 2 millions d’administrés, capitale d’un empire de 50 millions de sujets et cinquième métropole du globe. De nos jours, même si l’histoire de l’Europe a replacé l’Autriche au centre du continent, Vienne ne compte plus que 1,7 million d’habitants, ce qui lui confère son charme particulier : celui d’une ville ancienne traversée par un glacis Belle Epoque dont les gigantesques monuments historicisants se déploient dans un espace un peu vide.
     Dans les années 1880, Klimt, fidèle au style du Ring, se faisait un nom comme peintre-décorateur. Bénéficiant de commandes officielles, il réalisait certains motifs du vestibule du Kunsthistorisches Museum (le musée des Beaux-Arts) ou le plafond des escaliers d’apparat du Burgtheater. Dans les années 1890, il entamait l’évolution qui le conduira à se dégager du genre historicisant. Il fréquentait alors l’écrivain Hermann Bahr, inventeur du mot « expressionnisme » ; Arthur Schnitzler, dont les pièces et les romans exploraient les forces de l’inconscient ; ou Hugo von Hofmannsthal, poète et dramaturge qui définissait l’Autriche comme « un concept spirituel ». Ces hommes se voyaient au Café Griensteidl, qui fut fermé et démoli en 1897 pour laisser place au palais Herberstein. Au rez-de-chaussée de la façade néobaroque du bâtiment, l’actuel Café Griensteidl, d’où l’on peut suivre le ballet des fiacres qui entrent dans la Hofburg, date en réalité de 1990.

     En 1897, avec dix-neuf membres de la Künstlerhaus, l’association des artistes viennois, Klimt participe à la fondation de la Sécession – une organisation dissidente. Dissidente, mais pas révolutionnaire. François-Joseph, en effet, inaugure la première exposition de la Sécession, dont les tenants rejettent l’académisme, mais s’inscrivent en profondeur dans la tradition autrichienne par leur goût des courbes et de l’ornementation, héritage du baroque.

    Il suffit de considérer la Maison des majoliques, qui surplombe le pittoresque marché Naschmarkt, pour prendre la mesure de cette continuité inconsciente. L’immeuble est signé Otto Wagner. Directeur de l’Académie des Beaux-Arts, l’architecte avait rejoint les jeunes loups de la Sécession. C’est à lui que Vienne doit quelques-unes de ses plus belles villas 1900, comme celle qu’il s’était fait construire sur les contreforts de la forêt viennoise. C’est lui également qui avait dessiné les pavillons de la ligne du métro qui mène de Karlsplatz à Schönbrunn, de même que le siège futuriste de la Caisse d’épargne de la poste ou l’église Am Steinhof : bâtie dans le parc d’un hôpital psychiatrique, celle-ci est un sublime lieu de prière où les vitraux de Koloman Moser captent la lumière plus qu’ils ne la filtrent.
     C’est Joseph Olbrich, assistant d’Otto Wagner, qui a construit en 1898 le pavillon de la Sécession, dont le sous-sol abrite La Frise Beethoven peinte par Klimt. Au fronton du bâtiment, la devise du mouvement brille en lettres d’or : Der Zeit ihre Kunst, der Kunst ihre Freiheit, « A chaque siècle son art, à l’art sa liberté ». Vers 1910 émergera une nouvelle génération de créateurs viennois. En architecture, Adolf Loos renoncera à tout ornement, au point que sa « maison sans sourcils » de la Michaelerplatz, face à la Hofburg, choquera par son dépouillement extérieur. La boutique du couturier Knize ou l’American Bar, qui sont ses oeuvres, sont des commerces toujours vivants en 2012.
     Au moment où peignaient Klimt et les autres, Anton Webern, Arnold Schönberg et Alban Berg inventaient la musique du XXe siècle, et Sigmund Freud la psychanalyse. A la même époque, Karl Kraus était un essayiste à la critique duquel nul n’échappait. Trente ans durant, faute de les avoir tous aimés, il avait connu tous les écrivains et les artistes de son temps. « Les rues de Vienne, concluait cet imprécateur, sont pavées de culture. Les rues des autres villes, d’asphalte. »

Jean Sévillia

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