Vendée, un détail qui ne passe pas

L’universitaire Jean-Clément Martin conteste le caractère significatif de l’écorchement et du tannage des peaux de trente-deux prisonniers vendéens. Sans parvenir à expliquer quelle idéologie a rendu cette barbarie possible. 

     Le 11 mars 1793, deux semaines après la levée en masse de 300 000 hommes par la Convention, 5000 paysans envahissaient Machecoul, en Loire-Atlantique, afin de protester contre une mesure qui heurtait un peuple qui n’avait jamais connu la conscription. Dès le lendemain, dans ce qui allait devenir la Vendée, région qui dépassait le département qui porte aujourd’hui ce nom, l’administration faisait état de plus de 20 000 insurgés. Le 19 mars, à Paris, l’Assemblée décrétait que tout révolté serait mis à mort dans les vingt-quatre heures…

     C’était il y a deux cent vingt ans. Ainsi commençait une atroce guerre civile, longtemps occultée. « Depuis deux cents ans, estimait naguère François Furet, la République a laissé la Vendée seule avec son malheur, et il est grand temps de refermer cette blessure ». On ne peut que souscrire à cette déclaration de principe,  mais force est de constater que, dès qu’il est question des guerres de Vendée, le feu des passions n’est pas éteint.

      En 1986, les Presses universitaires France publiaient une thèse de doctorat d’Etat soutenue, à la Sorbonne, par un chercheur de 30 ans, Reynald Secher : le Génocide franco-français. Irréfutable par les faits exposés – la genèse et le déroulement des guerres de Vendée – l’ouvrage allait déclencher une violente polémique en raison de son titre, retenu à l’instigation de Pierre Chaunu, qui avait fait partie du jury de thèse de Secher. Le mot « génocide » étant principalement associé à la Shoah, l’utiliser au sujet de la Vendée revenait à établir une comparaison entre les armées de la Convention opérant dans l’Ouest en 1793-1794 et les bourreaux nazis du peuple juif, rapprochement jugé intolérable aux yeux de ceux pour qui la Révolution française reste un événement sacré. Ils faisaient valoir, non sans raison, que les Vendéens révoltés et les révolutionnaires appartenaient à un même peuple, ce qui rend problématique , en l’occurrence, l’utilisation du mot « génocide ». A quoi Secher rétorque, également avec raison, notamment dans son dernier livre, Vendée, du génocide au mémoricide. Mécanique d’un crime légal contre l’humanité (Cerf, 2011), que Hitler a tué les juifs allemands, de même que les Khmers rouges ont massacré le tiers de leurs compatriotes cambodgiens, et que le terme de « génocide » ne suscite alors aucune réserve. Interminable débat… Génocide ou populicide (l’expression est de Babeuf), il y a une certitude : 170 000 Vendéens ont été tués pendant la Révolution.

     Spécialiste de la Révolution française, professeur émérite à Paris I – Sorbonne, Jean-Clément Martin a souvent abordé, dans des livres ou des articles, les guerres de Vendée, y attaquant à chaque fois Reynald Secher, cherchant à décrédibiliser sa méthode de travail comme ses conclusions, l’accusant de partialité antirévolutionnaire. A quoi Secher réplique en incriminant les présupposés idéologiques qui conduiraient Jean-Clément Martin, qui est membre de la Société des études robespierristes, à relativiser le drame vendéen.

     De fait, la lecture du dernier ouvrage de Jean-Clément Martin, Un détail inutile ? Le dossier des peaux tannées, Vendée, 1794, laisse un sentiment de malaise. En décembre 1793, près d’Angers, aux Ponts-de-Cé, plusieurs milliers de prisonniers vendéens furent tués par leurs gardiens ; sur ordre d’un officier de santé, 32 de ces corps furent écorchés, leurs peaux étant confiées à un tanneur d’Angers. Le fait est avéré, et Jean-Clément Martin ne le conteste pas. Cependant, la tradition contre-révolutionnaire ou simplement critique à l’égard de la Révolution s’étant emparée de cet épisode pour en faire un emblème des horreurs commises en Vendée, au point, chez certains, d’interpréter comme une entreprise d’Etat ce qui n’était peut-être qu’une initiative particulière, Jean-Clément Martin en tire prétexte, a contrario, pour traiter cette affaire comme un accident non significatif, la replaçant dans la perspective plus large de l’histoire de l’écorchement, de l’Antiquité à nos jours. Or les seules questions qui vaillent est de savoir si, en France, vers 1780, le fait de tanner une peau humaine était considéré comme normal, et la réponse est non, et de se demander par quel mécanisme idéologique ou psychologique un acte aussi barbare a pu s’accomplir.

     Des gestes barbares, il s’en est commis des milliers, en Vendée, pendant la Révolution. Comme dans toute guerre civile, il s’en est commis dans les deux camps. Mais cela ne doit pas conduire à renvoyer ceux-ci dos à dos. Car la population civile vendéenne a bel et bien été l’objet, pendant la Terreur, d’une entreprise d’extermination.

     Rappelons la chronologie. En 1789, la Révolution est reçue avec espoir en Vendée. En 1790, les habitants du département achètent des biens de l’Eglise, vendus comme biens nationaux. Mais en 1791, l’obligation faite aux prêtres de se soumettre à la Constitution civile du clergé (condamnée par le pape) suscite un mécontentement qui culmine, en 1792, quand les réfractaires sont pourchassés. En 1793, la conscription met le feu aux poudres. Les insurgés commencent par aligner les victoires, échouant devant Nantes, mais prenant Saumur et Angers. « Détruisez la Vendée », lance Barère à la Convention. Pendant l’été 1793, le Comité de salut public fait converger plusieurs armées sur la région. Franchissant la Loire, les familles vendéennes fuient vers Le Mans et jusqu’en Normandie, exode appelé la Virée de Galerne, avant de refluer sous les coups de leurs adversaires. Le 23 décembre 1793, les débris de l’Armée catholique et royale sont anéantis à Savenay. « Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher, j’ai tout exterminé », annonce le général Westermann à la Convention.

     Mais ce n’est que le premier acte de la tragédie. Pendant qu’à Nantes, Carrier multiplie les atrocités, noyant 10 000 innocents dans la Loire, les colonnes infernales de Turreau sillonnent la Vendée, au prétexte de prévenir un nouveau soulèvement. De décembre 1793 à juin 1794, elles massacrent la population, incendient fermes et villages, détruisent récoltes et troupeaux. Or, au plus fort de la répression, en 1794, il n’y a plus de danger pour la République. Ni intérieur, dans la mesure où l’armée vendéenne a déjà été écrasée, ni extérieur, puisque les armées françaises ont accumulé les victoires entre octobre et décembre 1793. Impossible d’expliquer donc la violence des « Bleus » par le poids des circonstances : c’est bien pour des raisons idéologiques que le peuple vendéen a subi l’assaut des armées de la Convention. Des représentants en mission l’écrivirent au général Haxo : « Il faut que la Vendée soit anéantie parce qu’elle a osé douter des bienfaits de la liberté ».

     Fondé en 1994, le Centre vendéen de recherches historiques, parrainé, à sa naissance, par Pierre Chaunu et François Furet, est un institut de recherche sur les guerres de Vendée lié aux meilleures universités. Alain Gérard, son directeur scientifique, chercheur à l’université de Paris IV- Sorbonne,  avait publié, en 1999, un remarquable livre, « Par principe d’humanité… « , la Terreur et la Vendée (Fayard), dans lequel il analysait la guerre de Vendée en tant que point focal de la Terreur. « C’est par principe d’humanité que je purge la terre de la Liberté de ces monstres », affirmait Carrier à propos des Vendéens. Massacrer la population civile, c’était répudier le monde ancien pour régénérer l’humanité.

     Dans un nouvel ouvrage, Vendée, les archives de l’extermination, l’historien rassemble témoignages, comptes rendus et preuves de l’extermination des Vendéens (travail « moralement éprouvant », avoue-t-il), en citant toutes ses sources. Or si nous possédons de nombreuses traces de consignes données à leurs soldats, par les conventionnels, de se montrer impitoyables (Reynald Secher en a produit de terrifiantes, mais elles restent parcellaires), Alain Gérard a constaté qu’il n’existait pas de document écrit prouvant que la Révolution avait arrêté la décision de liquider la population vendéenne dans sa totalité, comme un programme d’action préconçu et planifié à l’avance. Soulignant combien les procès intentés à Carrier et à Turreau, après la chute de Robespierre, avaient quelque chose de faussé, dans la mesure où ces deux hommes ont porté la responsabilité de tout le système criminel, Alain Gérard avance l’hypothèse selon laquelle le pouvoir révolutionnaire avait visé, par-là, à se couvrir d’avance.

Jean Sévillia

Vendée. Du génocide au mémoricide, de Reynald Secher, Cerf, 444 pages, 24 €.

Un détail inutile ? Le dossier des peaux tannées, Vendée, 1794, de Jean-Clément Martin, Vendémiaire, 156 pages, 16 €.

Vendée. Les archives de l’extermination, d’Alain Gérard, éditions du Centre vendéen de recherches historiques (87 rue Chanzy, 85000 La Roche-sur-Yon, www.histoire-vendee.com), 684 pages, 27 €.

 

 

 

 

 

 

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