Hitler, démiurge moderne

Sa volonté de créer un homme nouveau le condamnait à la violence.

     Plus de 4,5 kilomètres de béton face à la Baltique, à 300 kilomètres de Berlin : avec ses huit bâtiments identiques représentant 11 500 chambres également identiques, la station balnéaire de Prora, construite entre 1936 et 1939, avait été conçue pour loger 20 000 vacanciers, le projet étant d’offrir aux ouvriers allemands, chaque année, quelques jours de repos au bord de la mer, grâce à la sollicitude de l’Etat national-socialiste. Frédéric Rouvillois, professeur de droit public à Paris V et historien des idées, voit dans le concept de Prora la manifestation la plus symbolique d’un caractère du nazisme qui a été rarement été analysé, ce qu’il fait, lui, dans un livre convaincant : le projet hitlérien, montre-t-il, est d’abord une utopie, au sens fort du terme, c’est-à-dire un projet de société idéale visant, par le travail, l’éducation, les loisirs ou l’hygiène, à façonner un homme nouveau. La dimension criminelle du nazisme est donc une des conséquences de sa dimension utopique : les Juifs ayant été décrétés par nature inassimilables à la société qui devait être édifiée, la solution était de les éliminer.
     Le propos est appuyé sur une érudition impressionnante (70 pages de notes sont regroupées à la fin de l’ouvrage !). Le sujet est ici d’autant plus maîtrisé que Rouvillois a beaucoup travaillé sur l’utopie, y ayant consacré un livre il y a une quinzaine d’années. Chez Hitler, mais aussi chez Rosenberg, Himmler ou Goebbels, l’universitaire retrouve par conséquent, mutatis mutandis, des traits qu’il avait naguère étudiés chez Thomas More (pas le saint, celui du traité sur l’Utopia), Campanella ou Fourier : non seulement la volonté d’établir une société parfaite, mais le « balancement perpétuel entre le rêve et le projet, l’imaginaire et le programme ». Fonder le meilleur des mondes : comme les utopistes de jadis, mais aussi comme Robespierre, Lénine ou Pol Pot, Hitler se prenait pour Prométhée, entreprise vouée à l’échec et débouchant mécaniquement sur la violence. « Tout briser : telle est l’une des marques distinctives de l’utopie, révolutionnaire par essence », observe l’auteur, soulignant une généalogie qui court de 1793 à 1933, en passant par 1917. Une thèse décidément iconoclaste.

Jean Sévillia

Crime et utopie. Une nouvelle enquête sur le nazisme, de Frédéric Rouvillois, Flammarion, 362 p., 23 €.

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