Comment naissent les hommes providentiels

De Bonaparte à de Gaulle en passant par Clemenceau, la France moderne s’est souvent cherché un sauveur. Un historien explique le sens de cette quête.

     Le 20 novembre 1934, Le Petit Journal lance un jeu référendum visant à désigner le meilleur « dictateur » possible pour la France. Et le quotidien de proposer une liste de 40 noms incluant des personnalités de gauche (Léon Blum, Marcel Cachin ou Edouard Herriot) comme de droite (Paul Reynaud, André Tardieu ou le colonel de La Rocque). Dans les semaines qui suivent, le journal détaille les vertus attribuées à chacun des candidats. Le 2 décembre, le maréchal Pétain est présenté comme « une des plus nobles figures de la France (…) dans laquelle la bonté humaine s’associe harmonieusement à la gloire des vainqueurs ». Le 11 janvier 1935, Le Petit Journal publie les résultats de son enquête. Sur 194 000 réponses reçues, Pétain arrive en tête avec 38 000 voix, devant Pierre Laval et… Gaston Doumergue.
     Qu’un tel jeu ait pu être organisé surprend aujourd’hui. Et qu’un personnage que nous jugeons aussi secondaire que Doumergue – ministre ou président du Conseil entre 1902 et 1917, président de la République de 1924 à 1931, puis de nouveau chef du gouvernement du 6 février au 8 novembre 1934 – ait pu être considéré comme un sauveur de la France surprend tout autant. Mais c’est oublier combien les temps de crise peuvent faire bouger les lignes, et surtout qu’il ne faut jamais considérer l’histoire d’un oeil anachronique. Le Pétain « dictateur » des lecteurs du Petit Journal, par conséquent, ne s’explique pas, par définition, par les événements de 1940, mais par l’idée que les Français des années 1930 se font de lui. « Le »héros de Verdun*, figure tutélaire du sauveur ultime, cumule dans son image la bravoure de Bonaparte, la séduction de Boulanger, la popularité de Clemenceau et la sagesse de Thiers », explique Jean Garrigues *.
     Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, celui-ci avait publié il y a vingt ans une biographie du général Boulanger. Analysant aujourd’hui le concept d’homme providentiel, il souligne que cette figure s’enracine dans la vision de l’Histoire issue du récit biblique : l’homme providentiel, traduisant « la rencontre entre le désir collectif d’un peuple et la prophétie d’un sauveur », a pour fonction « d’assumer les malheurs et la souffrance de son peuple, et de le guider vers la terre promise ». Si l’auteur évoque d’une phrase le cas Jeanne d’Arc (« l’archétype féminin de l’homme providentiel »), son étude se borne à la période postérieure à la Révolution française, entendant « démonter les mécanismes qui ont rendu possible, au coeur même de la France démocratique et républicaine, cette fascination ancestrale et mystique pour la figure de l’homme providentiel ».
     Jean Garrigues distingue quatre séquences où cette fascination s’est exercée. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, la légende de Napoléon Bonaparte domine la France. Elle se construit sous le Consulat et l’Empire, s’inverse en légende noire sous la Restauration, revient sous la monarchie de Juillet et sert au neveu, Louis-Napoléon Bonaparte, à conquérir le pouvoir : c’est « le temps de César ».

     Deuxième temps, « le temps de Périclès ». Jean Garrigues désigne du nom du stratège athénien qui défendit sa cité contre Sparte le moment où la IIIe République naissante s’affirme contre les fidélités monarchiques ou bonapartistes tout en cultivant, face à l’Allemagne, l’impératif de la défense patriotique. Au cours de ces décennies, le républicain Léon Gambetta, le conservateur Adolphe Thiers, Georges Boulanger (le « général Revanche ») ou Georges Clemenceau, ancien radical qui, en 1917, cumule l’expérience de Thiers, le patriotisme de Gambetta et le charisme de Boulanger, incarnent successivement le modèle de l’homme providentiel auquel aspire l’opinion. Vient ensuite « le temps de Cincinnatus », du nom du héros romain qui, par deux fois, exerça temporairement la dictature et retourna à sa charrue après avoir sauvé la République. La France de l’entre-deux-guerres, entre crises économiques, financières et sociales et périls européens, est en quête d’un père protecteur, rassurant et expérimenté. Raymond Poincaré, Gaston Doumergue, André Tardieu, Philippe Pétain ou Edouard Daladier, tour à tour ou concurremment, représentent cette espérance pour une part du pays.
     Quatrième époque, selon Jean Garrigues, « le temps de Solon », du nom du réformateur athénien. La libération de la France, en 1945, engendre un nouveau type d’homme providentiel, dont la mission est de reconstruire la société sur de nouvelles bases. Le général de Gaulle endosse brièvement cet habit (qu’il revêtira une seconde fois en 1958), que revendiquent ensuite Antoine Pinay à droite, Pierre Mendès France à gauche ou Pierre Poujade dans la position du populiste. Le découpage typologique et chronologique opéré par Jean Garrigues, comme celui-ci le reconnaît, n’englobe pas toute la réalité : des hommes aussi différents qu’Alphonse de Lamartine, le colonel de La Rocque ou Jacques Doriot ont été regardés par leurs admirateurs comme des figures providentielles. L’auteur montre aussi que le mythe comprend son revers : parfois la chute et l’opprobre (Pétain), parfois encore l’oubli. Comment comprendre, avec le recul du temps, qu’un homme politique comme André Tardieu ait pu faire rêver certains Français ?
     D’après Jean Garrigues, ce qui fait la spécificité de l’homme providentiel républicain « à la française », c’est qu’il est « hanté par la nostalgie du pouvoir absolu » tout en étant « confronté en permanence à la souveraineté du citoyen ». Du point de vue de l’Histoire longue, on peut y lire, en creux, le vide symbolique créé au sommet de l’Etat, comme le faisait remarquer Renan, par la décapitation du roi sous la Révolution. N’est-ce pas cet espace symbolique, justement, que Napoléon ou de Gaulle ont voulu occuper ?

Jean Sévillia

* Les Hommes providentiels, de Jean Garrigues, Seuil.

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