Maurice Audin, victime emblématique d’une tragédie collective

Au mois de février dernier, pressé par deux députés, l’un communiste, l’autre de la République en marche, associés à la famille et à l’association Maurice Audin, de procéder à « la reconnaissance officielle de l’assassinat de Maurice Audin par l’armée française », Emmanuel Macron avait répondu qu’il préférait confier aux historiens la tâche « d’établir un maximum de vérité ». En rendant visite, le 13 septembre, à la veuve de Maurice Audin, et en publiant un texte reconnaissant, « au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile », tout en mettant en cause « le système arrestation/détention confié [à l’époque] par voies légales aux forces armées » et en demandant que « toutes les archives de l’État qui concernent les disparus de la guerre d’Algérie puissent être librement consultées », le président de la République fera-t-il vraiment progresser la vérité sur une page d’histoire douloureuse, mais qui ne saurait être expliquée hors de son cadre général ? Or ce contexte, le communiqué officiel de l’Elysée ne s’attarde pas dessus.
En janvier 1957, face au développement du terrorisme urbain à Alger, terrorisme qui correspond à une stratégie conceptualisée et systématiquement appliquée par le FLN, les attentats étant devenus quotidiens et faisant des dizaines de morts et de blessés dans la population civile, les pouvoirs publics confient les pouvoirs de police à l’armée. Afin de mettre les terroristes hors d’état de nuire, les parachutistes remontent les filières, arrêtent les poseurs de bombes et leurs soutiens musulmans ou européens. Les uns après les autres, les chefs sont capturés : Larbi Ben M’Hidi en février 1957, Yacef Saadi (le chef des terroristes de la casbah) en septembre, son adjoint, Ali la Pointe, en octobre.
Le cas de Maurice Audin s’inscrit dans cette phase de la guerre d’Algérie. Le jeune mathématicien, assistant à la faculté des sciences, est membre du Parti communiste algérien (PCA), interdit en 1955 par les autorités françaises. Parti satellite du PCF, le PCA clandestin entretient des relations complexes avec sa maison-mère et difficiles avec le FLN qui cherche à intégrer dans ses rangs les communistes algériens, au moins les musulmans. La puissance du PCA est sans doute surévaluée, alors, par les militaires qui ont ramené un fort sentiment anticommuniste de la guerre d’Indochine, puis de l’écrasement de la révolte de Budapest par les Soviétiques. L’appartement de Maurice Audin, à Alger, sert de cache et de relais aux militants et amis du PCA clandestin. Le 11 juin 1957, quelques jours après l’attentat du Casino de la Corniche, qui a fait 8 morts et 92 blessés et dont certains responsables militaires pensent qu’il est l’œuvre non du FLN mais de communistes proches du FLN, Audin est arrêté, et interrogé au centre au centre d’El Biar, près d’Alger. Selon la version officielle, il aurait échappé à ses gardiens lors d’un transfert pour ne plus jamais réapparaître. Une invraisemblance que contestera aussitôt sa femme, Josette Audin, et qui sonnera le début d’une campagne lancée par l’historien Pierre Vidal-Naquet, campagne visant non seulement à faire la vérité sur la disparition de Maurice Audin, mais à stigmatiser les méthodes des forces de l’ordre en Algérie.
Comment Maurice Audin est-il mort ? Aujourd’hui, comment pourrait-on le savoir de manière précise dès lors que quasiment tous les témoins sont décédés, et que les moyens de vérifier leurs éventuels témoignages font défaut ? Il est impossible de savoir si le malheureux mathématicien a succombé à une crise cardiaque sous la torture ou s’il a été plus radicalement exécuté par un homme du commandant Aussaresses, comme celui-ci, disparu en 2013, s’en est vanté auprès du journaliste Jean-Charles Deniau, qui a enquêté sur l’affaire Audin. Dans des notes manuscrites retrouvées dans les archives du colonel Godard, un des responsables de la bataille d’Alger, officier hostile à l’emploi de la torture pour des raisons morales comme pour des raisons d’efficacité, le nom du tueur présumé avancé par Pierre Vidal-Naquet est remplacé par un autre nom, Godard soulignant que Maurice Audin a été victime d’une erreur d’identité : ceux qui l’ont arrêté l’auraient pris pour Henri Alleg, le directeur d’Alger républicain, le journal du PCA. Vivant dans la clandestinité, celui-ci était activement recherché, et sera arrêté en se rendant au domicile de Maurice Audin, 24 heures après lui. On qu’il racontera sa version de sa détention dans La Question, livre qui fut un bréviaire de la gauche anticolonialiste et antimilitariste.
En décembre 1956, 122 attentats avaient été commis à Alger. Six l’avaient été en août 1957, aucun en novembre 1957. Les parachutistes avaient gagné la bataille d’Alger. Pour y parvenir, quelles méthodes avaient-ils utilisées ? A la guerre, la fin justifie-t-elle les moyens ? Dans ses Mémoires, Hélie de Saint Marc évoque cet épisode « qui, dans la suite d’épreuves que ma génération de soldats a eu à affronter, reste sûrement la plus amère. Au paroxysme du terrorisme, la France a répondu par le paroxysme de la répression ».
Le rôle de l’historien est de traquer l’anachronisme. Il importe, par conséquent, de rappeler que les militaires français ont mené outre-Méditerranée, contre les indépendantistes algériens, un combat qui leur a été confié par la République, et que c’est le gouvernement, en l’occurrence un gouvernement de gauche, qui a confié à l’armée, pendant la bataille d’Alger, une mission de police qu’elle n’avait nullement réclamée. Cette guerre, menée pour conserver à la France ses départements algériens, les militaires la considéraient juste et ne doutaient pas, au moins jusqu’en 1960, qu’ils allaient la gagner. La question de « la torture » et de toutes les violences de guerre, qui est en soi distincte de celle de la légitimité de la guerre d’Algérie, doit donc être abordée dans cette perspective, et s’élargir à plusieurs interrogations. Est-ce toute l’armée française qui a eu recours aux interrogatoires forcés, interrogatoires ayant pu déboucher sur des actes criminels ? Dans quelles circonstances y a-t-elle été conduite ? Le phénomène a-t-il été constant ?
En Algérie, de nos jours, l’histoire officielle de la « guerre d’indépendance » n’a jamais désavoué les méthodes terroristes que le FLN a employées, de 1954 à 1962, pour parvenir à ses buts. Ce qui revient à admettre le principe selon lequel la fin justifie les moyens. Mais pourquoi, en France, d’aucuns font-ils alors aux gouvernements de l’époque et à l’armée française un procès moral rétrospectif sans faire le même à leurs adversaires ?
Ajoutons que, pendant cet atroce conflit, des Européens et des musulmans fidèles à la France ont été torturés par des membres du FLN et de l’ALN, de même que des militants FLN-ALN ont été torturés par leurs propres frères parce qu’ils étaient considérés comme des traitres, ou que des militants du Mouvement national algérien, un parti concurrent, ont été torturés par des membres du FLN, ou encore que des militants Algérie française, en 1962, ont été torturés par les forces de l’ordre. Si l’on veut établir la lumière sur toutes les violences illégales commises pendant la guerre d’Algérie, il faut regarder ce qui s’est passé dans tous les camps. La vérité historique ne saurait être à sens unique.

Jean Sévillia

 

Partager sur les réseaux sociaux

Nouveauté

Recherche

Thématiques