Un pape épris de hauteur

Théologien de formation, Joseph Ratzinger est resté toute sa vie un intellectuel. Son pontificat a été marqué par un certain nombre de polémiques, mais lancées par des adversaires qui n’étaient pas de bonne foi. L’histoire retiendra son exemple de serviteur fidèle, et son enseignement.

« Un coup de tonnerre dans un ciel serein » : ainsi le doyen des cardinaux, Mgr Angelo Sodano, qualifiait-il, lundi dernier, l’annonce du retrait de Benoît XVI. A part le frère du pape et quelques intimes, qui étaient dans la confidence, qui s’en serait douté? Bien sûr, un article du droit canon laisse au souverain pontife la liberté de renoncer à sa charge. Certes, la Constitution apostolique Universi dominici gregis « sur la vacance du siège apostolique et l’élection du pontife romain », publiée en 1996 par Jean-Paul II, le prévoit également. Et Benoît XVI lui-même, en 2010, dans Lumière du monde, un livre d’entretiens avec le journaliste allemand Peter Seewald, avait affirmé qu’un pape « a le droit et, selon les circonstances, le devoir de se retirer », s’il sent ses forces « physiques, psychologiques et spirituelles » lui échapper. Mais la longue histoire de l’Eglise ne fournit qu’un exemple de renonciation d’un pape, et encore, dans des circonstances très différentes : en 1294, l’année même de son élection, Célestin V s’était démis au bout de quelques mois d’une fonction dont il ne se sentait pas digne, aspirant à la vie d’ermite qui était auparavant la sienne.

Etonnant Joseph Ratzinger. Lui que les commentateurs ne cessent d’habiller de l’étiquette de conservateur a pris librement une décision incroyablement novatrice, et qui fera jurisprudence. Lui que ses détracteurs décrivaient il y a peu comme un homme cassant, sûr de lui, le voilà faisant preuve, sous les yeux de la planète entière, de la plus simple humilité : celle d’un vieil homme victime des atteintes de l’âge. Le 11 février, jour de l’annonce, était la fête de Notre-Dame de Lourdes, que l’Eglise catholique dédie aux malades. Le choix de cette date, de la part de Benoît XVI, n’était pas fortuit. Joseph Ratzinger avait admiré Jean-Paul II traînant son corps jusqu’au bout, comme on porte sa croix. Mais lui, après avoir mûrement réfléchi et prié, considère, ainsi qu’il l’a dit lundi dernier devant les cardinaux, que « pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Evangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire ».

Il n’a pas été « un pape de transition »

     Dans les heures qui suivaient la déclaration du retrait de Benoît XVI, certaines antennes revenaient inlassablement sur les « scandales » et la « crise de confiance » qui, à les en croire, auraient caractérisé le pontificat. Une perspective qui trahit plus les préjugés et les obsessions du milieu médiatique qu’elle ne traduit la réalité. Il faut se souvenir que Joseph Ratzinger avait été élu pape, le 19 avril 2005, au terme d’un conclave rapide. Doyen du Sacré Collège, il avait présidé les obsèques de son prédécesseur, dont il avait été l’un des plus proches collaborateurs. Aux yeux des cardinaux, le passage de témoin de Jean-Paul II à Mgr Ratzinger s’était imposé. Pas aux yeux des commentateurs, qui avaient aussitôt défini Benoît XVI comme un « pape de transition ». En raison de ses 78 ans? Jean XXIII avait été élu à peu près au même âge, ce qui ne l’avait pas empêché, en convoquant Vatican II, d’infléchir le cours de l’Eglise… En réalité, l’hostilité envers le nouveau souverain pontife tenait à l’idéologie de ceux qui sentaient qu’il n’infléchirait pas la ligne doctrinale déjà engagée par Jean-Paul II : la tradition dans la modernité. Cette hostilité, huit ans durant, n’a jamais cessé. Pour comprendre le pontificat de Benoît XVI, ce ne sont donc pas les commentateurs qu’il faut lire : ce sont les faits qu’il faut examiner.

     Joseph Ratzinger est né en 1927, en Bavière, dans un milieu modeste que sa foi chrétienne prémunira contre le nazisme. Entré au petit séminaire en 1939, il est enrôlé, en 1943, dans la défense aérienne. En 1944, affecté à la Wehrmacht, il déserte à la faveur de la débâcle du Reich, mais il est fait prisonnier par les Américains. Libéré en 1945, il poursuit des études de philosophie et de théologie à Freising, puis à Munich. Au grand séminaire, il est de ceux qui ont tout lu, de Goethe à Dostoïevski, de Bernanos à Mauriac, de Nietzsche à Bergson. Mais c’est surtout la théologie qui le passionne : saint Augustin, saint Bonaventure, Romano Guardini, le philosophe juif Martin Buber.

     Ordonné en 1951, le même jour que son frère aîné, Georg, Joseph Ratzinger est nommé vicaire dans une paroisse de Munich. Un an plus tard, il est invité à donner des cours au séminaire de Freising. A 25 ans, il entame une carrière de professeur de théologie, ce qui constituera, vingt-quatre années durant, son ministère de prêtre. Il est alors en phase avec les figures comme le père de Lubac ou le père Congar qui vont inspirer Vatican II. En 1962, quand s’ouvre le concile, Joseph Ratzinger accompagne à Rome le cardinal Frings, archevêque de Munich, qui le fait nommer expert. Le jeune abbé (35 ans) participe aux débats et se lie avec Karol Wojtyla, alors archevêque de Cracovie. Il est remarqué par Paul VI, qui lui demandera, en 1969, d’intégrer la commission pontificale de théologie.

     A cette époque, Ratzinger écrit dans la revue internationale Concilium, organe progressiste fondé à l’issue de Vatican II. Dix ans plus tard, remisant sa cravate et remettant son col romain, il participe à la création d’une revue d’orientation contraire, Communio, publication qui approfondit la pensée du concile en la rattachant à la tradition de l’Eglise. « Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est eux », dit-il de ses anciens amis contestataires.

C’est Jean-Paul II qui l’appelle au Vatican

     En 1977, Mgr Ratzinger est nommé archevêque de Munich et obtient le chapeau de cardinal. En 1981, Jean-Paul II, élu trois ans plus tôt, l’appelle à Rome afin de lui confier la fonction de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. L’ancien partisan de la liberté de recherche théologique est désormais le gardien du dogme !

     Dans l’Eglise, le cardinal Ratzinger mène donc la bataille des idées. Contre la réécriture de la doctrine au gré de l’air du temps. Contre la théologie de la libération, qui dévoie l’Evangile en entreprise sociopolitique. Contre les atteintes à la discipline. Contre l’appauvrissement de la liturgie. Contre l’affaiblissement de la transmission de la foi, thème qui lui vaut un bras de fer avec l’épiscopat français, en 1983, quand, au cours de deux conférences prononcées à Lyon et à Paris, l’homme de confiance du pape attaque implicitement les manuels de catéchèse en usage en France. En 1992, le Catéchisme de l’Eglise catholique est publié sous sa houlette. Certaines encycliques de Jean-Paul II, notamment Veritatis splendor (sur « les fondements de la morale », 1993), Evangelium vitae (sur « le respect de la vie », 1995), ou Fides et ratio (sur « la foi et la raison », 1998), portent sa marque, de même que la déclaration Dominus Iesus (2000) sur « l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Eglise ».

     Le charisme de Jean-Paul II est alors tel qu’il est difficile de s’en prendre à lui. Au sein de l’Eglise, les insoumis préfèrent par conséquent charger le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. En réalité, les deux hommes se complètent. A l’un les voyages, le contact, le verbe prophétique. A l’autre les rappels à l’ordre, le travail de clarification. Quant au style et au caractère, il est vrai, Karol Wojtyla et Joseph Ratzinger sont radicalement différents. En 2005, c’est donc un intellectuel qui succède à une star médiatique : le prélat allemand, ce n’est pas un secret, est plus à l’aise dans une bibliothèque, un amphithéâtre ou devant son piano. Il suffit de l’avoir approché pour constater que la caricature du « panzer cardinal » ne correspond à rien : affable, attentif, parlant d’une voix douce, Joseph Ratzinger a l’air d’un bienveillant grand-père. S’il dénonce la « dictature du relativisme », ce théologien n’a cessé, pour autant, d’être un intellectuel, avide de recherche et de dialogue – voir le débat qui l’opposa au philosophe allemand Jürgen Habermas –, nostalgique, au fond, de l’art médiéval de la disputatio.

     Elu pape, Joseph Ratzinger a dû se faire violence pour devenir un homme public. Mais il s’est plié au contact avec la foule, finissant par réunir place Saint-Pierre, lors des audiences du mercredi et de l’angélus dominical, un auditoire plus nombreux que sous Jean-Paul II. Lui qui n’aimait guère voyager a effectué dix-neuf déplacements hors d’Italie, rendant visite aux Etats-Unis comme à la Pologne, au Brésil comme au Liban, au Mexique comme au Bénin. Lui qui était timide avec les jeunes a déchaîné par trois fois (Cologne, 2005; Sydney, 2008; Madrid, 2011) l’enthousiasme des participants aux JMJ.

Il attache du prix aux relations de confiance personnelles

Au cours du pontificat, l’ensemble des responsables des dicastères de la Curie romaine a été renouvelé. A ses côtés, Benoît XVI a souvent appelé des prélats avec lesquels il avait travaillé lorsqu’il était préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, attachant du prix aux relations de confiance personnelles. Si le pape a créé un dicastère, le conseil pontifical pour la Nouvelle Evangélisation, et procédé à quelques nominations féminines, il n’a pu entreprendre la véritable réforme de la Curie à laquelle on disait naguère qu’il aspirait. Le sujet tient toutefois du serpent de mer (on en parlait déjà sous… Pie XII). Si des progrès sont indéniablement à opérer dans l’organisation des services pontificaux (ainsi, lors de l’affaire Williamson, le pape n’était-il pas informé des positions négationnistes de l’évêque intégriste), il serait erroné d’imputer à des problèmes de gouvernement l’origine des moments de tension qui ont pu émailler le pontificat. La plupart des controverses qui visaient Benoît XVI aspiraient en fait, sa personne n’étant qu’un prétexte, à déstabiliser l’Eglise catholique en tant qu’institution. On l’a constaté en 2009, lors d’un voyage en Afrique, où la polémique à propos du préservatif et du sida fut déclenchée (en Europe!) à partir d’une phrase extraite de son contexte, ou à l’occasion des accusations récurrentes contre la pédophilie dans l’Eglise, question en effet gravissime mais que Joseph Ratzinger a abordée de front, dès 2001, en demandant que ces dossiers remontent à Rome, que les coupables soient déférés devant la justice civile et que les victimes soient secourues.

En vérité, ceux qui voudraient secouer les consciences contemporaines feraient mieux de recourir aux interventions dans lesquelles Benoît XVI a vilipendé les conséquences d’un monde dérégulé, voué à l’argent et au culte du moi. Mais cela supposerait l’effort de le lire et de le comprendre, plutôt que de s’en tenir aux slogans du prêt-à-penser.

Sur le plan théologique, Benoît XVI est indubitablement un héritier de Vatican II. Dans un discours prononcé devant la Curie, le 22 décembre 2005, il a cependant souligné le principe qu’il entendait faire prévaloir : à ceux qui interprètent le concile comme une rupture, il oppose le sens de la continuité qui a toujours caractérisé l’Eglise. Tout changement, au sein du catholicisme, doit être homogène par rapport à l’expérience des siècles passés. Vatican II doit donc être reçu comme un approfondissement dans la continuité de l’Eglise, et non comme un point de départ. C’est le sens de son motu proprio de 2007, élargissant la possibilité de célébrer la messe selon l’ancien rite : ce qui a été sacré hier, explique le pape, ne peut sans contradiction être proscrit aujourd’hui.

Au long de son pontificat, Benoît XVI s’est employé à revenir aux fondamentaux de la religion chrétienne, et à illustrer la nécessaire alliance de la foi et de la raison. L’appel au réveil de l’identité catholique est une constante de son enseignement : pour être fructueux, estime-t-il, le dialogue suppose que toutes les convictions ne soient pas noyées dans un syncrétisme où chacune perdrait sa spécificité. Dialoguer, c’est échanger, mais pour échanger, il faut avoir quelque chose à proposer. Ce dialogue, le pape l’a mené avec les orthodoxes ou avec les anglicans, plus difficilement avec les protestants. Le souci de l’unité des chrétiens l’a conduit à ouvrir la porte à la Fraternité Saint-Pie X, générosité mal récompensée à ce jour.

Un long rapport d’amitié avec le judaïsme

Avec le judaïsme, Joseph Ratzinger entretient depuis longtemps un rapport d’amitié. A Auschwitz, à Yad Vashem ou à la synagogue de Rome, il a mis ses pas dans ceux de Jean-Paul II. Les relations avec l’islam posent plus de difficultés, même si la tempête artificiellement soulevée par le discours de Ratisbonne, en 2006, a été apaisée par le voyage ultérieur en Turquie. Dans le document de conclusion du synode sur l’Orient, en 2010, Benoît XVI a répété sa volonté de poursuivre le dialogue entre chrétiens et musulmans, mais rappelé que celui-ci est conditionné à la liberté pour les croyants de professer leur propre religion en public et en privé dans les pays où ils sont minoritaires. La liberté religieuse, en somme, doit être réciproque…

C’est toute l’œuvre de ce pape théologien qui restera, quand les polémiques se seront tues. Ses innombrables prises de parole. Son habitude d’indiquer de grandes directions à l’Eglise (Année saint Paul, Année du sacerdoce, Année de la foi…). Ses encycliques Deus caritas est (Dieu est amour, 2006), Spe salvi (Sauvés par l’Espérance, 2007), Caritas in Veritate (L’Amour dans la vérité, 2009). Sa trilogie sur Jésus, couronnant une bibliographie d’une soixantaine de titres.

A 85 ans, le souverain pontife va se retirer dans un monastère, délivré de sa charge immense. Il était l’homme d’une époque : celle de Vatican II et de ses suites, bonnes ou mauvaises, qu’il a voulu accompagner. Son successeur n’aura pas pris part au concile, et se retrouvera à la tête d’une Eglise confrontée à des enjeux qui ne sont pas ceux des années 1960. Le déclin de la foi en Europe, le déplacement du catholicisme vers l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud et même les Etats-Unis, l’affirmation de l’islam, le dynamisme de l’évangélisme protestant, l’inconnue du continent chinois : autant de défis pour le pape de demain.

Le 8 février, il y a une semaine, Benoît XVI avait improvisé un discours devant les 190 séminaristes de Rome, « ses » séminaristes. « Dans le monde d’aujourd’hui, leur avait-il rappelé, les chrétiens forment le peuple le plus persécuté, parce qu’ils sont non conformes, s’opposant aux tendances de l’égoïsme et du matérialisme. » Aux futurs jeunes prêtres, toutefois, le vieux pape avait délivré ce message d’espoir : « L’arbre de l’Eglise n’est pas mourant, mais il grandit toujours, malgré les chutes. L’avenir est à nous. »

 Jean Sévillia

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