Otto de Habsbourg, un siècle de mémoire vivante

En 1918, la fin de la Première Guerre mondiale bouleversait la carte de l’Europe. A près de 96 ans, le fils aîné du dernier empereur d’Autriche revient sur son passé, tout en restant attentif à l’actualité.

Le petit garçon aux boucles blondes qui, juste avant la Grande Guerre, pose aux côtés de François- Joseph, c’est lui. Lui encore qui, deux ans plus tard, assiste à Budapest au couronnement de son père, le nouvel empereur d’Autriche, Charles Ier, comme roi de Hongrie, et de sa mère, l’impératrice et reine Zita. Ces scènes, Otto de Habsbourg les revoit comme si c’était hier. Le monde de sa jeunesse a été englouti, mais lui est toujours là.

Le 20 novembre prochain, il fêtera ses 96 ans. Quand il reçoit dans sa maison de Pöcking, en Bavière, acquise au temps où le territoire de l’Autriche et celui de la Hongrie lui étaient interdits, il évoque volontiers ses souvenirs. Mais ce n’est pas ce qui l’intéresse le plus. Quand je l’ai quitté, après une discussion de plusieurs heures et après que, avec son exquise courtoisie, il m’eut retenu à déjeuner, l’archiduc avait du travail : il rédigeait alors une série d’articles sur l’élection américaine. Comparer les mérites respectifs de Barack Obama et de John McCain le passionnait plus, au fond, que de refaire le film de sa vie. Il revenait d’ailleurs d’un voyage d’études en Suède, et préparait une conférence qu’il devait prononcer à Budapest…

L’Histoire a du sens pour Otto de Habsbourg, à l’évidence, mais d’autant plus qu’elle éclaire le présent. L’entendre expliquer la guerre d’Irak comme une conséquence du démantèlement de l’Empire ottoman ou exposer la stratégie de Poutine dans le Caucase comme la continuation de la politique des tsars, c’est prendre une leçon de géopolitique d’un homme dont la mémoire franchit les frontières et les siècles. Si l’intéressé attribue sa longévité à son hérédité maternelle (sa mère est morte à 97 ans), quel est le secret de sa vitalité intellectuelle ? Sans doute ce goût de servir qui lui a été inculqué dès l’enfance.

Son père, détrôné et exilé, étant mort prématurément à Madère, en 1922, l’archiduc Otto, élevé par sa mère dans l’espoir de régner un jour, devient chef de la maison de Habsbourg à sa majorité, en 1930. Quand Hitler menace l’Autriche, il engage toutes ses forces et celles de ses fidèles contre le nazisme. En 1940, sa tête mise à prix par la Gestapo, il doit rejoindre l’Amérique. Auprès de Roosevelt – son frère Robert agissant de même, à Londres, auprès de Churchill -, il se bat pour que les Alliés, après la guerre, restaurent une Autriche indépendante. Il restera néanmoins banni de son pays, où il ne pourra revenir qu’en 1966. Pendant vingt ans, de 1979 à 1999, il siégera au Parlement de Strasbourg, y montrant une étonnante connaissance des dossiers.

Aujourd’hui, à un âge que peu atteignent, Otto de Habsbourg ne se renferme pas sur son passé : il s’efforce sans cesse de déchiffrer l’avenir. Comment s’empêcher de rêver au grand homme d’Etat qu’il aurait été ?

Jean Sévillia

« Travailler pour les autres »

Le Figaro Magazine – Quels sont vos souvenirs de l’empereur François-Joseph ?

Otto de Habsbourg – Mon arrière-grand-oncle avait quelque chose de Dieu le père. Je devais avoir 2 ans quand a été prise la photo où je suis appuyé contre ses genoux. On m’avait fait venir au palais impérial, à Vienne, pour la prise de vue. A l’époque, pour éclairer, les photographes déposaient une poudre sur un plateau et y mettaient le feu avant le cliché. Je revois la scène. Je me rappelle aussi l’enterrement de l’empereur, par une froide journée de novembre 1916. Je me souviens de cette longue cérémonie sombre, de la descente dans la crypte des Capucins, au milieu des tombeaux de la famille. J’avais 4 ans, mais j’avais perçu l’émotion générale. Il faut se représenter que François-Joseph régnait depuis 1848. En Autriche-Hongrie, l’immense majorité des citoyens étaient nés sous son règne, avaient vécu sous son règne, et beaucoup étaient déjà morts sous son règne. Il était donc plus qu’une personne normale : à lui seul, il était une institution.

Votre père, petit-neveu de François-Joseph, lui a succédé sous le nom de Charles Ier en Autriche et de Charles IV en Hongrie. Les rois de Hongrie étaient couronnés. Vous vous rappelez le couronnement de votre père, à Budapest, le 30 décembre 1916…

La cérémonie m’a sans doute plus marqué que les obsèques de François-Joseph. Ce couronnement était un sacre, dans toute sa dimension religieuse. Le monarque ceignait la couronne de saint Etienne, roi de Hongrie en l’an mille, celle-là même qui, aujourd’hui, se trouve au centre du Parlement de Budapest. J’ai suivi cette cérémonie fastueuse, et je m’en souviens jusqu’aux petits détails. Les assistants portaient le costume national magyar, mais il était coloré pour les catholiques et noir pour les protestants. Après le couronnement proprement dit, dans l’église Mathias, le roi montait à cheval et s’élançait sur la couronne du sacre : un monticule dressé avec de la terre venue de toutes les régions de Hongrie. Lorsque je suis retourné pour la première fois à Budapest, il y a une vingtaine d’années, j’ai visité les lieux en compagnie d’historiens. Alors que ceux-ci me montraient l’endroit où avait été édifiée la colline du sacre en vue du couronnement de mon père, je leur ai répondu qu’ils se trompaient, en désignant un autre endroit. Quelques heures plus tard, ayant vérifié dans les archives, ils sont parvenus à la conclusion que c’est moi qui avais raison.

Qu’est-ce qui vous a marqué au cours du règne de vos parents, de 1916 à 1918 ?

Mon père était presque toujours absent, parce qu’il voyageait dans tout l’empire et se rendait très fréquemment sur le front. C’est pour cela que, dès son accession au trône, il a été si actif pour la paix : alors que les autres chefs d’Etat restaient dans leurs bureaux à donner des ordres, lui, ayant vu de près la souffrance des combattants, connaissait les horreurs de la guerre. Ma mère, l’impératrice Zita, s’occupait des hôpitaux, des blessés, des malades. Ce n’est qu’avec la chute de la monarchie que j’ai pu vivre quotidiennement avec mes parents.

Votre père est mort en exil, à Madère, en 1922…

Après sa dernière tentative de restauration en Hongrie, les Anglais l’avaient relégué sur cette île. Nous avions tout perdu. Notre consolation a été l’attitude de la population, qui a été envers nous d’une humanité admirable. De petits paysans nous apportaient de la nourriture : c’était touchant. A la fin de sa maladie, qui n’a pu être soignée parce que nous n’avions pas d’argent, mon père a voulu que j’assiste à sa mort. Ma mère a été d’un immense courage. Aujourd’hui, certains voudraient que l’on transfère à Vienne la dépouille de mon père, qui a été inhumé à Madère. Je n’y consentirai jamais car cela irait à l’encontre du vœu de la population locale, qui souhaite d’autant moins s’en séparer que Jean-Paul II, en 2004, a béatifié l’empereur Charles.

Quelles ont été les conséquences de l’effondrement de la Double Monarchie ?

Benes, le président tchèque, a dit un jour qu’il préférait voir Hitler à Vienne que les Habsbourg : on a vu le résultat. Et après le nazisme, il y a eu le communisme. L’Europe centrale a ainsi subi cinquante ans de totalitarisme.

Après la guerre, vous vous êtes engagé en faveur de la construction européenne…

Je m’occupais d’abord des questions danubiennes, dans la continuité des idées de mon père. Mais je me suis aperçu que c’était un espace insuffisant pour une politique à l’échelle du monde. L’Europe, c’est une réponse commune à l’ambition des nations du Vieux Continent.

Quels sont les plus grands hommes d’Etat que vous avez connus ?

Le général de Gaulle mérite d’être cité en premier. On a dit de lui une chose très vraie : qu’il était l’homme d’avant-hier et d’après-demain. Solidement établi sur le fond de l’Histoire, il allait néanmoins de l’avant. Konrad Adenauer, le Rhénan, était un penseur de la même veine, doté d’une vision internationale.

Même quand le rideau de fer partageait le continent, vous êtes resté en contact avec les peuples d’Europe centrale…

Alors que, au début des années 60, j’ai eu les pires ennuis pour rentrer en Autriche, un pays libre, j’ai pu revenir en Hongrie, dans les années 80, quand le système communiste régnait encore. Mais tout allait déjà dans le bon sens. Je suis resté en très bons termes avec Imre Pozsgay, qui était alors un des responsables du Parti communiste hongrois. Il a fait beaucoup pour ouvrir son pays. Au fond, il était plus hongrois que communiste.

Quel est le grand atout de l’Europe ?
Sa culture. Elle est si profondément ancrée quelle peut permettre des rebonds qu’on ne soupçonne pas. Un retour du religieux est aussi possible : regardez le succès du récent voyage de Benoît XVI en France. J’ai une grande confiance dans votre pays. Ma mère était une Bourbon, le français fait partie, avec l’allemand et le hongrois, de mes trois langues maternelles, j’ai vécu quelques années à Paris, et je suis membre de l’Institut : en France, je me sens un peu chez moi.

La crise financière actuelle vous inquiète- t-elle ?

Plaie d’argent n’est jamais mortelle. Les plaies politiques, si.

A près de 96 ans, vous voyagez toujours, vous êtes consulté…

Oui, surtout dans les nouveaux pays européens. Mais vous savez, c’est assez normal : ma famille est dans la politique depuis sept cents ans. En quelque sorte, j’ai cela dans les gènes.

Qu’est-ce que l’expérience vous a appris ?

Qu’on a toujours avantage à travailler pour les autres. Cela prolonge votre vie énormément, en vous donnant des buts. Moi, j’ai toujours des buts.

Propos recueillis par Jean Sévillia

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