La nouvelle bataille d’Alger

En qualifiant la colonisation française en Algérie de « crime contre l’humanité » et de « barbarie », Emmanuel Macron a jugé de façon péremptoire cent trente années d’administration française d’où est né l’Etat algérien.

 

Qui aurait pu prévoir, plus d’un demi-siècle après la décolonisation, que ce pan de l’histoire de France s’inviterait dans la campagne présidentielle de 2017, qui plus est à la suite de propos d’un candidat né quinze ans après l’indépendance de l’Algérie ? Le 14 février dernier, en visite à Alger, Emmanuel Macron déclarait devant les caméras de la chaîne privée Echourouk News : « La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime contre l’humanité. C’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes. » Dès que cette déclaration était connue en France, les commentaires indignés se multipliaient, attisés par les réseaux sociaux. Le surlendemain, recevant une équipe du Figaro, Emmanuel Macron maintenait son propos en l’assortissant d’une nuance : « Je ne veux pas faire d’anachronisme ni évidemment comparer cela avec l’unicité de la Shoah, mais la colonisation a bel et bien comporté des crimes et des actes de barbarie que nous qualifierions aujourd’hui de crimes contre l’humanité. » La polémique n’ayant fait qu’enfler ensuite, l’ancien ministre de l’Economie revenait sur le sujet, le 18 février, lors d’un meeting à Toulon : « On doit le regarder en face ce passé colonial, c’est un passé dans lequel il y a des crimes contre l’humain ». Se disant « désolé » d’avoir « blessé » certains, Emmanuel Macron ajoutait, pensant enfin calmer le jeu : « Parce que je veux être président, je vous ai compris et je vous aime ». « Je vous ai compris » : la formule employée par le général De Gaulle devant la foule européenne d’Alger, le 4 juin 1958, allait plutôt exacerber la colère des Français d’Algérie. Le 27 février, le Cercle algérianiste, une association culturelle qui défend la mémoire de l’œuvre française outre-Méditerranée, portait plainte pour « injure » contre Emmanuel Macron.

Ce dernier, interrogé par le Point en novembre 2016, avait pourtant tenu un discours plus équilibré : « En Algérie, il y a eu la torture mais aussi l’émergence d’un Etat, de richesses, de classes moyennes. C’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie. » A l’approche du scrutin pour l’Elysée, cependant, en voyage dans un pays dont deux millions de binationaux sont des électeurs français, les « éléments de civilisation » avaient disparu pour ne laisser place, en guise de souvenir de la colonisation, qu’à la « barbarie ».

L’œuvre coloniale française a-t-elle été « un crime contre l’humanité » (Macron version 1), a-t-elle « comporté des crimes contre l’humanité » (Macron version 2) ou des « crimes contre l’humain » (Macron version 3) ? Observons que, ce-disant, l’ancien ministre de François Hollande insulte les grands ancêtres de sa famille politique, cette gauche républicaine du XIXe siècle qui, à l’instar de Gambetta, a porté le projet colonial. Rappelons l’intervention devant la Chambre des députés, le 28 juillet 1885, de Jules Ferry, le père de l’école gratuite, laïque et obligatoire, vantant « le devoir » des « races supérieures » de « civiliser les races inférieures ». Jusqu’à Léon Blum qui saluait lui aussi à la Chambre, le 9 juillet 1925, « le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture », une certaine tradition de gauche se revendiquant de l’universalisme révolutionnaire a vu dans l’entreprise coloniale une façon de répandre outre-mer les Lumières, les droits de l’homme et les idéaux de liberté et d’égalité.

Ce n’est pas parce que ce discours, aujourd’hui, n’est plus admis qu’il faut réécrire le passé. En sens inverse, il ne faut pas prêter à ce langage un autre sens que celui qui était le sien à l’époque. Si l’inégalité des civilisations était une idée communément admise chez les Européens, elle s’accompagnait plus d’une vision paternaliste des rapports entre le colonisateur et le colonisé que d’une volonté de principe de régner par la force, a fortiori d’exterminer l’indigène. Coloniser est le fait de peupler un pays de colons, voire, selon le dictionnaire le Robert, de procéder à son « exploitation » afin de le « mettre en valeur ». A l’évidence, la colonisation passe dans un premier temps par la soumission du colonisé au colonisateur, relation variable en intensité et en durée selon les lieux où elle s’est déroulée. Cette relation de domination, toutefois, a pu se transformer, se pacifier, jusqu’à engendrer, au moins dans une partie de la population colonisée, un sentiment d’attraction envers le colonisateur allant jusqu’à l’agrégation à ses valeurs et à son mode de vie.

La colonisation, en d’autres termes, n’est pas un bloc. Dans le cas de l’Algérie, comment dépeindre sous les couleurs du crime contre l’humanité, de 1830 à 1962, cent trente années d’administration d’un territoire constitué de départements français ? Une telle accusation, lapidaire et péremptoire jusqu’à la caricature, ne résiste pas à l’examen.

L’histoire de l’Algérie française, schématiquement, se résume à trois phases. Première phase, jusqu’en 1847, la conquête. Une opération rude, conduite par des chefs qui avaient gagné leurs galons dans les armées révolutionnaires et napoléoniennes, comme l’ont montré les travaux de Jacques Frémeaux ou du regretté Daniel Lefeuvre. Cette guerre de conquête a fait de 250 000 à 300 000 victimes algériennes, ce qui est considérable. Bugeaud ne faisait certes pas de cadeaux à ses adversaires, au point que ses méthodes provoquèrent la constitution d’une commission parlementaire présidée par Tocqueville, mais la vérité oblige à rappeler que les Kabyles, qui ne faisaient pas de prisonniers, menaient une guerre tout aussi féroce. A l’autre bout de la chaîne, la guerre qui conduira à l’indépendance de l’Algérie, de 1954 à 1962, sera non moins cruelle, se soldant par 15 000 pertes militaires chez les Français et 150 000 du côté du FLN. Ce conflit aura amené l’armée française à utiliser des moyens contestables et contestés, mais face à un adversaire qui avait d’emblée choisi la stratégie de la terreur contre les civils. A l’issue de ce sanglant affrontement, des Français d’Algérie seront victimes d’actes aujourd’hui constitutifs du crime contre l’humanité : environ 15 000 Européens ou musulmans fidèles à la France disparus avant et après le 19 mars 1962, et de 60 000 à 80 000 harkis massacrés.

Mais entre ces périodes du début et de la fin, il y a eu un long entre-deux de l’Algérie française, qu’on ne peut juger d’un regard manichéen. Ce siècle d’Algérie française eut, d’une part, ses limites, ses échecs, ses zones grises. La colonisation, dans la pratique, s’est longtemps exercée sur des portions limitées du territoire algérien. Joint au problème épineux du statut de la population indigène, française depuis Napoléon III mais qui n’obtiendra la citoyenneté que par étapes tardives, cette dichotomie produira une société à deux vitesses, avec 900 000 Européens, citadins en majorité, jouissant de tous les droits de la nationalité et de la citoyenneté, et huit millions de musulmans à la démographie galopante, majoritairement ruraux, souffrant de la pauvreté et du sous-équipement en dehors des trois grandes villes, Alger, Oran et Constantine. C’est dans le terreau de ces différences que poussera le nationalisme algérien.

Mais l’Algérie française, ce fut aussi une organisation politico-administrative d’Etat, sans doute insuffisante mais qui n’existait pas auparavant. Ce fut la création de milliers de routes, de barrages et de ports. Ce fut une œuvre sanitaire (132 hôpitaux à la veille de l’indépendance) et scolaire qui permettait, en 1960, à 75 % des garçons musulmans et 50 % des filles d’Alger de fréquenter l’école. L’Algérie française, ce fut encore ces gisements de pétrole et de gaz découverts en 1956-1957 et dont vivra l’Algérie indépendante. Ce fut également le sentiment d’être chez eux pour les Européens d’Algérie qui vivaient sur cette terre depuis six ou sept générations. Ce fut encore une fraternité d’armes franco-musulmane nouée pendant les deux guerres mondiales et pendant la guerre d’Algérie où les 150 000 supplétifs musulmans de l’armée française représentaient un effectif quatre fois supérieur à celui de l’ALN.

« Sur le temps long de la période coloniale, observait récemment Pierre Vermeren, la colonie [algérienne] a vécu pour l’essentiel selon les principes républicains. Des principes certes soumis à discriminations (basées sur le statut religieux) et sur des dérogations. (…) Mais après tout, mes deux grands-mères nées en 1890 et 1900 n’avaient pas le droit de voter et dépendaient de leur mari pour travailler, avoir un compte et voyager. Cela fait-il de la République un régime criminel, voire un régime pratiquant le crime contre l’humanité ? » (Le Figaro Vox, 17 février 2017). Spécialiste du monde arabe et de la colonisation, cet historien ajoutait ceci : « Avec le recul, la colonisation et l’impérialisme européen sont des modalités de la mondialisation. L’accumulation des forces productives et démographiques était telle en Europe qu’elle a fini par déborder, bouleversant le monde entier et ses vénérables civilisations. » Cette histoire partagée doit être regardée en face, ce qui suppose d’entendre la vérité de tous les camps.

Jean Sévillia

 

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