Notre-Dame : huit siècles d’histoire de France

Notre-Dame de Paris, a dit Emmanuel Macron, venu sur place au soir du tragique incendie, « c’est notre histoire, notre littérature, notre imaginaire, le lieu où nous avons vécu tous nos grands moments, nos épidémies, nos guerres, nos libérations, c’est l’épicentre de notre vie ». Les mots et l’émotion du chef de l’Etat étaient à la hauteur. De tous les monuments qui symbolisent la France, du Mont Saint-Michel à la tour Eiffel en passant par le château de Versailles, aucun, en effet, n’a le privilège d’incarner, comme la cathédrale de Paris, la totalité des heurs et des malheurs de notre passé national.
L’île de la Cité a toujours accueilli un sanctuaire, temple gallo-romain, église mérovingienne, cathédrale romane. Mais Paris, aux origines de la chrétienté, n’était qu’une ville secondaire vivant à l’ombre de diocèses plus importants : Noyon, Soissons, Tournai, Sens. Au Moyen Age, c’est l’habitude prise par les rois capétiens de résider sur les bords de la Seine qui provoquera la construction d’une cathédrale majestueuse, digne de la capitale du royaume. En 1163, l’évêque de Paris, Maurice de Sully, compagnon d’études de Louis VII, pose la première pierre de l’édifice, en présence du pape Alexandre III. A ses maîtres d’œuvre, l’évêque a commandé un monument dans le style de l’art français de l’Ile-de-France et de la Picardie, ce qu’on nommera plus tard le gothique. Cette cathédrale devra égaler sa voisine de Saint-Denis, édifiée vers 1140 par Suger. Les dimensions prévues sont ambitieuses : 130 mètres de longueur, 50 mètres de largeur et 35 mètres de hauteur, avec un chœur profond, un déambulatoire et un transept.
Grâce à l’appui de Philippe Auguste, fils de Louis VII, puis de Louis VIII et de Saint Louis, les travaux avancent vite. Schématiquement, on distingue trois phases : 1160-1180 pour le chœur, 1180-1200 pour le haut de la nef, 1200-1220 pour les trois dernières travées de la nef. En y ajoutant la tour sud, terminée en 1240, et la façade et la tour nord, achevées en 1250, il aura fallu moins d’un siècle pour bâtir l’essentiel de Notre-Dame de Paris, délai rapide pour une cathédrale. Il restera à soutenir le chœur par des arcs-boutants, non prévus à l’origine, et qui seront remplacés, au XIVe siècle, par ceux que nous connaissons aujourd’hui. Aves ses vitraux, ses sculptures et sa pierre polychrome – la cathédrale est peinte – Notre-Dame de Paris est un catéchisme en images, expression de la rayonnante foi chrétienne du siècle de saint Thomas d’Aquin.
Les rois de France, sacrés à Reims, vivant dans leur palais de la Cité (et plus tard dans leurs autres résidences) et enterrés à Saint-Denis, ne viennent toutefois à Notre-Dame que lors des occasions solennelles. En 1239, Saint Louis, en attendant l’achèvement de la Sainte-Chapelle, y apporte en procession, pieds nus, les reliques de la Passion du Christ, dont la Couronne d’épines. En 1302, Philippe le Bel y ouvre les premiers états généraux du royaume. En 1431, en pleine guerre de Cent Ans, les Anglais, qui tiennent Paris, y font couronner, sous le titre de Henri VI, Henri de Lancastre, un enfant, afin de répliquer au sacre de Charles VII à Reims. Cependant ce dernier, lorsqu’il est victorieux, fait chanter un Te Deum à Notre-Dame en 1437. En 1456, la mère et le frère de Jeanne d’Arc assistent dans la cathédrale au procès de réhabilitation de la Pucelle.
C’est à Notre-Dame que le futur François II épouse la reine d’Ecosse Marie Stuart, en 1558, et que le roi de Navarre, futur Henri IV, se marie avec Marguerite de Valois en 1572. Après avoir été couronné à Chartres et avoir abjuré le protestantisme à Saint-Denis, Henri IV, roi enfin reconnu par ses sujets catholiques, célèbre son entrée dans Paris et sa victoire par un Te Deum dans Notre-Dame. Sous Louis XIV, qui confie à ses architectes François Mansart et Robert de Cotte le soin de réaménager le chœur dans le goût classique, Bossuet y prononce l’éloge funèbre du Grand Condé devant toute la cour rassemblée.
Le 4 mai 1789, un Veni Creator y est chanté pour l’ouverture des États généraux. Les ennuis viendront plus tard, avec la Terreur : en 1793, la cathédrale, fermée au culte, est transformée en temple de la Raison, et on y pratique la religion inventée par Robespierre : « Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme », lit-on sur la façade. Tandis que les statues de la galerie des Rois sont décapitées, la flèche surmontant la croisée du transept est détruite, égalité révolutionnaire oblige. Rendue au culte catholique le jour de Pâques 1802, après la signature du concordat entre le Pape Pie VII et Bonaparte, la cathédrale retrouve des couleurs pour le sacre de Napoléon, le 2 décembre 1804. Devant une assemblée d’athées et de régicides, le presque empereur des Français se couronne lui-même, et Pie VII avale la couleuvre dans l’espoir de faire renaître l’Eglise de France écrasée par la Révolution. Son mariage avec Joséphine de Beauharnais ayant été rompu et ayant épousé Marie-Louise d’Autriche afin d’avoir un fils, Napoléon fait baptiser le roi de Rome à Notre-Dame en 1811.
En 1831, des émeutiers pillent la sacristie et le trésor de la cathédrale. En piteux état, l’édifice bénéficie de la campagne d’opinion lancée en sa faveur par Mérimée et Victor Hugo, dont le roman éponyme, publié en 1831, fait de Notre-Dame de Paris l’objet d’une ferveur populaire. A la demande du roi Louis-Philippe, Lassus et Viollet-le-Duc dirigent un chantier de restauration qui durera de 1845 à 1864. Nouveau toit couvert de plomb, nouvelle flèche (celle qui a disparu dans les flammes le 15 avril, où la statue de saint Thomas avait les traits de Viollet-le-Duc), chimères et gargouilles peuplant les hauteurs : les architectes ont mis au sanctuaire une touche de gothique revu par le romantisme, mais l’ensemble a de l’allure et permet à la cathédrale d’être de nouveau consacrée en 1864. Napoléon III s’y est marié en 1853, y fera célébrer un Te Deum pour la victoire de Sébastopol en 1855, et y fera baptiser le prince impérial en 1856.
En 1871, la cathédrale échappe de peu à la fureur destructrice des communards qui avaient déjà arrosé le chœur d’essence. Avec la Troisième République, pourtant farouchement anticléricale, Notre-Dame accueille une longue série de funérailles nationales : le président Sadi Carnot en 1894, Louis Pasteur en 1895, Maurice Barrès en 1923, le maréchal Foch en 1929, le président Doumer en 1932, le président Poincaré en 1934, le commandant Charcot en 1936.
Le 17 novembre 1918, un Te Deum y célèbre la victoire de la France. Le 19 mai 1940, alors que les troupes allemandes déferlent, le gouvernement laïc, perdu de peur, y assiste en délégation à une cérémonie destinée à implorer Notre-Dame de soutenir les armées françaises. En août 1944, le général Dietrich von Choltitz refuse d’appliquer les ordres de Hitler qui lui demandait notamment de brûler Notre-Dame de Paris. Le 26 août, alors que, la veille, les cloches ont sonné la Libération et qu’on se bat encore dans Paris, le général de gaulle et le général Leclerc, après avoir descendu les Champs-Elysées, se rendent dans la cathédrale où la foule chante un Magnificat. « En fut-il jamais de plus ardent ? », souligne de Gaulle dans ses Mémoires de guerre.
Sous la IVe et la Ve République se perpétue la tradition des obsèques nationales à Notre-Dame de Paris : le général Leclerc en 1947, Paul Claudel (qui s’était converti ici) en 1955, le maréchal Juin en 1967, François Mauriac et le général de Gaulle en 1970, Georges Pompidou en 1974, François Mitterrand en 1996, l’abbé Pierre en 2007, Sœur Emmanuelle en 2008.
En 2005, le grand bourdon, « Emmanuel », dont le parrain avait été Louis XIV, une cloche de 13 tonnes, sonne le glas pour la mort de Jean-Paul II, qui était venu deux fois à Notre-Dame de Paris comme pape régnant, la première fois en 1980, à la veille de la messe célébrée en plein-air au Bourget, au cours de laquelle il avait lancé sa célèbre apostrophe : « France, Fille aînée de l’Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » En 2008, une jeunesse qui n’intéresse pas les médias se presse nombreuse pour accueillir Benoît XVI à Notre-Dame de Paris.
Déjà, sous l’Ancien Régime, on comptait les lieues à partir d’ici : cette cathédrale, point zéro des routes de la France, occupe à tous égards une place centrale dans l’histoire du pays. Il faudrait encore évoquer la littérature : Villon, Hugo bien sûr, Nerval, Flaubert, Verlaine, Huysmans, Claudel ont écrit des pages inoubliables sur Notre-Dame de Paris. Et le grand Péguy, sur les pas duquel des pèlerins s’élancent d’ici en direction de Chartres, sans compter ceux qui partent pour Rome, Saint-Jacques de Compostelle ou Jérusalem.
Notre-Dame de Paris, bien sûr, appartient à tous les Français. Il reste qu’elle est, hier comme aujourd’hui, un sanctuaire chrétien, destination qui lui donne son sens. Lundi dernier, quand les pompiers ont pénétré dans l’édifice où tout était sombre et calciné à l’intérieur, un seul élément brillait au fond, miraculeusement préservé : la croix au-dessus de l’autel.

Jean Sévillia

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