La République introuvable

Historien du droit, Frédéric Rouvillois montre comment l’usage intempérant du mot « république » renvoie à un concept indéfinissable.

« L’exigence et l’espoir, c’est la République », écrivait Manuel Valls, le 1er janvier dernier, en tête de la carte de vœux officielle du Premier Ministre. Voilà une formule qui a dû réjouir Frédéric Rouvillois, dont le dernier livre déplore « l’usage invraisemblable et littéralement diluvien du mot « républicain » par les médias, les pouvoirs publics, la classe politique et les buveurs d’anisette ». La loi républicaine, l’ordre républicain, l’école républicaine, les valeurs républicaines, les partis républicains : tout ce qui est paré de cet adjectif est doté d’une légitimité déniée, a contrario, à ce que la doxa dominante décrète comme non républicain. Le problème, note Rouvillois, est que le mot « républicain » est « susceptible de désigner n’importe qui et de servir à n’importe quoi ».

Le 11 janvier 2015, plusieurs millions de Français descendaient dans la rue pour dire leur horreur des actes terroristes commis quelques jours auparavant : cette mobilisation était qualifiée de « marche républicaine ». Le 13 mars 2004, plusieurs millions d’Espagnols manifestaient de manière identique afin de protester contre les attentats survenus deux jours plus tôt à la gare de Madrid : nul commentateur ne s’avisait de parler d’une « marche royale ». Pourquoi, en France, où la contestation de la forme républicaine des institutions n’est le fait que d’une frange infime de l’opinion, faut-il accoler partout le mot « républicain » ? Frédéric Rouvillois s’attache à répondre à cette question dans Etre (ou ne pas être) républicain, un essai qui contient des pages et des expressions polémiques, mais dont le signataire n’est pas un pamphlétaire. Professeur de droit public à l’université Paris-Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et les libertés fondamentales, auteur de savants manuels destinés aux juristes, Rouvillois s’est fait connaitre par des ouvrages d’histoire politique ou d’histoire des mentalités : Histoire de la politesse (2006), Histoire du snobisme (2008), L’invention du progrès (2010), Une histoire des best-sellers (2011), Crime et utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme (2014).

Qu’est-ce que la République ? Comment la définir ? Par le suffrage universel ? C’est oublier qu’en 1791 et en 1795, la Constitution exclut ce mode de suffrage, instauré par la Constitution de l’An VIII (1799) qui inaugurait pourtant le pouvoir personnel de Bonaparte. En 1848, la IIe République institue par décret le suffrage universel que les circulaires du ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin s’emploient au contraire à contrôler, craignant les tendances conservatrices des masses rurales. A l’inverse, Napoléon III s’appuie sur le suffrage universel de 1851 à 1870, si bien que les républicains qui recueillent le pouvoir après la défaite de Sedan se méfient de ce mode de scrutin. En 1871, en vue de l’élection à l’Assemblée nationale, Gambetta publie un décret rendant inéligibles ceux qui avaient soutenu le Second Empire, mais c’est une pression de Bismarck qui contraint les Français à rapporter cette mesure « au nom de la liberté des élections stipulée dans la convention d’armistice ». Il faut aussi rappeler qu’entre 1872 et 1945, les militaires n’ont pas eu le droit de vote, et que les femmes ont attendu 1944 pour en bénéficier. Impossible, donc, d’associer par principe République et suffrage universel.

L’instruction publique est-elle une spécificité républicaine ? Outre que le concept est antérieur à la République, les grandes lois fondatrices de l’école (loi Guizot, 1833 ; loi Falloux, 1850) ont été adoptées en dehors d’un cadre républicain. Quant au modèle méritocratique de la IIIe République, il est identique aux projets scolaires mis en œuvre, à la même époque, par l’empire allemand ou la monarchie des Habsbourg, mais également par la Suisse ou les Etats-Unis.

Et le fameux universalisme républicain, théorisé par la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ? Rouvillois le passe également au crible de la critique historique, montrant que les grands principes cohabitent avec un « regard complexe porté sur les étrangers », ou encore avec « le fichage de ceux que l’on présume hostiles à la République ». L’historien rappelle par exemple que le grand fichier des étrangers créé par la IIIe République, en 1934, servira six ans plus tard à la police de Vichy…

Il reste la sacro-sainte laïcité. Là encore, l’érudition de l’auteur débusque les idées toutes faites. Plus que d’avoir voulu systématiquement faire disparaître le fait religieux de l’espace public, rappelle-t-il, la République a d’abord oscillé entre deux options : intégrer à l’Etat la religion existante, ou développer une religion civile appelée à se substituer à la religion dominante. Entre d’autres termes République religieuse (voir la Constitution civile du clergé de 1790) ou religion  républicaine (ainsi le culte de l’Etre suprême de 1794, consécutif à l’entreprise de déchristianisation de 1793). Jusqu’à la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905), et même après, la législation laisse en réalité un espace à la religion en tant que fait social. Ce n’est qu’en 1946 que le mot laïcité fait son apparition dans la Constitution. La laïcité, toutefois, est aussi à géométrie variable : anticléricale de Léon Bourgeois à Vincent Peillon, elle s’affiche comme un combat contre l’Eglise catholique ; chez les démocrates-chrétiens de la Libération ou chez un Nicolas Sarkozy (cf. la « laïcité ouverte »), elle traduit une neutralité bienveillante de la puissance publique envers le catholicisme.

Après avoir conclu, au terme des critères précédents, à l’impossibilité de définir ce qu’est « la République », Rouvillois débouche sur un constat symétrique : il s’avère impossible de déterminer ce qu’elle n’est pas. Par exemple, la république n’est pas antithétique avec la monarchie. La res publica, synonyme d’Etat ou de communauté de citoyens, expression qui se retrouve dans les textes officiels de la monarchie, figure dans les ordonnances de François Ier ou sous la plume d’Henri IV. En publiant Les Six Livres de la République, en 1576, Jean Bodin, un des pères de la science politique française, définit la république par la souveraineté et identifie celle-ci à l’Etat, c’est-à-dire à l’appareil qui s’exerce sur une population définie par un pouvoir souverain, un pouvoir auquel nul autre n’est supérieur dans son ordre.

Il n’est pas plus pertinent, ajoute Rouvillois, d’opposer la république et la dictature : Bonaparte, en 1799, le général Cavaignac, en 1848, et Louis-Napoléon Bonaparte, en 1851, marient les deux. Plus tard, Gambetta, Thiers, Clemenceau, Millerand et même de Gaulle seront accusés de pratiques dictatoriales, sans que le cadre constitutionnel ait changé.

« En somme, souligne l’auteur, il n’existe aucune définition de la République : ni historique, ni empirique, ni juridique – même si l’article 89 al. 5 de la Constitution de 1958 interdit de réviser la « forme républicaine du gouvernement », sans tenter de préciser ce qu’il faut entendre par là. »

Conscient de l’aspect iconoclaste de ses affirmations, Frédéric Rouvillois est contraint d’aller plus loin. Le mot « républicain », en France, correspond selon lui à « une légende de substitution » dont le moment paradigmatique se situerait sous la IIIe République, entre la prise du pouvoir par les anticléricaux (1879) et l’affaire Dreyfus (1894-1906). Cette mythologie présente la République française comme comparable à nulle autre république passée ou présente, comme un Etat qui serait en permanence à (re)construire, et qui incarnerait la lutte éternelle contre ce qui n’est pas républicain, soit l’héritage politique ou religieux d’avant la Révolution, mais aussi – pour les plus républicains –, le catholicisme voire aujourd’hui  Ve République, parce qu’elle serait encore trop monarchique !

Le même mot servant à désigner des réalités antagonistes, Rouvillois en conclut que « chacun a le droit de se dire républicain », et que « personne n’est en mesure de le lui contester de façon irrécusable ». Il s’agit toutefois d’un « concept creux, vide », qui évite commodément d’employer les mots « France » ou « nation » pour ceux qui voudraient que la République soient un principe hors-sol.

Jean Sévillia

Frédéric Rouvillois, Etre (ou ne pas être) républicain, Les Editions du Cerf, 240 pages, 14 €.

Partager sur les réseaux sociaux

Nouveauté

Recherche

Thématiques