Jacques Bainville, historien et prophète

Ses livres d’histoire sont restés des classiques. Mais dans l’entre-deux-guerres, ce journaliste, spécialiste de politique étrangère, fut aussi un visionnaire qui avait prévu le pire.

Alain Minc l’a relu avant d’écrire Une histoire de France, François Fillon l’a récemment cité dans un discours et Franz-Olivier Giesbert préface la réédition de son Histoire de France(1). Jacques Bainville, plus de soixante-dix ans après sa mort, reste une référence. De son vivant, tout en étant respecté, il parlait pourtant souvent dans le désert. La collection « Bouquins » publie un volume où sont réunis plusieurs de ses livres, ainsi que des inédits ou des textes jamais réédités (2). De quoi prendre la mesure d’un esprit qui porta au plus haut degré la passion pour son pays, mêlée à la passion pour l’histoire.

Né à Vincennes en 1879, Bainville grandit dans une famille de la moyenne bourgeoisie républicaine. A 18 ans, il voyage longuement en Allemagne et en Autriche, pays dont il aime la langue et la culture. En 1900, à 20 ans, il publie un Louis II de Bavière, petit ouvrage qui n’a pas vieilli. La même année, alors qu’il est déjà devenu monarchiste, il rencontre Charles Maurras, écrivain royaliste de dix ans son aîné. Interrompant ses études pour le journalisme, Bainville rejoint l’Action française, mais il y conserve sa personnalité. Convaincu, par exemple, de l’innocence de Dreyfus, il fuit tout antisémitisme – le genre pamphlétaire ne sera jamais sa tasse de thé – mais en restant antidreyfusard sur le plan politique. «La condamnation du capitaine juif l’indigne, mais la récupération et le traitement de l’Affaire par Zola ou Clemenceau le révoltent tout autant», explique Christophe Dickès, qui présente le volume de la collection « Bouquins ».

En 1908, quand L’Action française devient un quotidien, Maurras confie la rubrique de politique étrangère du journal à Bainville. Celui-ci, servi par un style incisif et dépouillé, d’une extraordinaire efficacité, entame une carrière d’analyste des relations internationales dont l’aura s’étendra très au-delà des milieux royalistes. C’est ainsi qu’en 1916 (engagé au début de la guerre, Bainville a été réformé), la République lui confie une mission d’information officieuse en Russie.

«Devant quoi la France, au sortir de la grande joie de sa victoire, risque-t-elle de se réveiller? Devant une République allemande, une République sociale nationale supérieurement organisée, et qui, de toute façon, sera deux fois plus peuplée que notre pays. Elle sera productrice et expansionniste.» Ces lignes stupéfiantes de prémonition sont écrites par lui le 14 novembre 1918, trois jours après l’armistice. En 1920, il publie Les Conséquences politiques de la paix, réponse au britannique Keynes qui attendait de la reprise des relations économiques avec l’Allemagne une normalisation des rapports européens. Bainville, disséquant le traité de Versailles, esquisse au contraire le scénario qui se déroulera quinze ans plus tard : réarmement allemand, annexion de l’Autriche, crise des Sudètes, pacte germano-soviétique, invasion de la Pologne. Dans ce livre visionnaire, l’auteur prévoit même, avec une plus grande longueur d’avance, l’éclatement de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie.

Sur le plan biographique, il n’y a rien d’éclatant à signaler chez lui. Jacques Bainville, bon père et bon époux, attaché aux valeurs du travail et de l’épargne, mène sa vie entre l’appartement familial de la rue de Bellechasse, le siège de La Liberté, journal de droite où il rédige un article chaque matin, et celui de L’Action française où il écrit sa chronique l’après-midi, dans un bureau qu’il partage avec le tonitruant Léon Daudet, son antithèse physique et psychologique.

Politique étrangère, analyse économique et financière, critique littéraire et théâtrale : outre ses deux éditoriaux quotidiens, Bainville produit cinq à six articles hebdomadaires (pour Le Petit Parisien, Le Capital, La Nation belge, Candide, L’Eclair de Montpellier ou La Nación de Buenos Aires) et dirige La Revue universelle, qu’il a fondée en 1920 avec Henri Massis. En 1922, on lui propose même la direction du Figaro.

Mais il écrit aussi des livres. Parue en 1924, son Histoire de France rencontre un immense succès (300 000 exemplaires vendus). Il en est de même, en 1931, avec son Napoléon. Bainville n’est pas un historien au sens universitaire – les mandarins le lui feront sentir – mais il invente un genre : l’histoire explicative. Il est plus essayiste qu’historien, au vrai, abordant l’actualité en historien et l’histoire en observateur de l’actualité.

Germaniste et traducteur de Heine, il n’a jamais utilisé le mot « boche ». Mais il est hanté par la nécessité pour la France de trouver le bon équilibre avec l’Allemagne, dont il sait que peut sortir le pire. Le 2 mai 1933, dans son journal, il note que les hommes engendrés par l’Allemagne nazie paraîtront «aussi étrangers que les martiens de Wells l’étaient aux terriens». Dès lors, il ne cesse d’alerter ses compatriotes contre Hitler. En vain.

Moderne Cassandre, Bainville peut être comparé avec Raymond Aron vingt ans plus tard. Tout le monde le lit, et ses relations dans le personnel parlementaire et diplomatique font de ce monarchiste le conseiller et l’ami de plusieurs ministres de la République, de Millerand à Mandel. Il a droit aussi aux honneurs : en 1935, il est élu à l’Académie française au fauteuil de Raymond Poincaré. Mais parmi la classe politique, bien peu sont prêts à comprendre ce qu’il dit, et moins encore à suivre ses conseils. Lucide («Qui lit ? Qui comprend ce qu’il lit ? Et qui croit ce qu’il a compris ?» déplore-t-il), Bainville meurt prématurément, en 1936, rongé par un cancer autant que par l’angor patriae, « l’angoisse pour la patrie ».

Puisqu’on le réédite, il faut le lire. Même si le contexte a changé, sa grande leçon demeure : qui se soucie du salut commun doit savoir «penser historiquement».

Jean Sévillia

(1) Histoire de France, de Jacques Bainville, Tempus.

(2) La Monarchie des lettres, histoire, politique et littérature, de Jacques Bainville, édition établie par Christophe Dickès, Robert Laffont, coll. «Bouquins».

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