Histoire de France : arrêtons les mensonges

Faut-il débaptiser les lycées Colbert ou réhabiliter les « fusillés pour l’exemple » de 14-18 ? Il n’est pas de mois où l’actualité ne ramène une controverse suscitée par la volonté de certains de réécrire l’histoire de France selon leurs critères politiques et idéologiques. Face à la manipulation du passé par le politiquement correct, défendre l’histoire véridique est un impératif vital.
Par Jean Sévillia

Que s’est-il passé, et quand ? Tous ceux qui connaissent l’histoire de l’histoire, ce qu’en langage savant on nomme l’historiographie, savent qu’il a toujours existé des courants différents chez les historiens, déterminant des interprétations divergentes du passé, spécialement du passé de la France. Histoire laïque contre histoire chrétienne, histoire républicaine contre histoire royaliste, histoire marxiste contre histoire nationale, ce sont des débats qui agitaient déjà la Sorbonne dans les années 1900. Ou ne l’agitaient pas quand certaines pages noires étaient ignorées de l’université, comme les tragiques guerres de Vendée de 1793-1794, longtemps occultées parce que cette révolte populaire contredit la légende dorée de la Révolution française. Cependant le phénomène s’est amplifié et même durci, au cours des récentes décennies, sous l’influence de plusieurs facteurs.

En premier lieu, toute une évolution politique et culturelle, observée à gauche comme à droite, a conduit, sous l’effet de la construction européenne comme du mécanisme de la mondialisation, à considérer le cadre national comme obsolète, voire dangereux, et en conséquence à délégitimer l’histoire de France en tant que telle, à caricaturer en « roman national » le récit de la naissance de la France et de sa destinée millénaire, comme si l’existence d’une communauté nationale française relevait de la fiction, d’une opinion subjective.

Corrélativement, même si la recherche historique a fait progresser les connaissances dans maints domaines, si bien qu’il n’est plus possible, par exemple, d’évoquer les Gaulois comme le faisaient les manuels de la IIIe République, cette dévalorisation du cadre national a modifié la manière de raconter l’histoire, notamment en milieu scolaire, puisque là où l’école d’autrefois parlait patriotisme et assimilation, celle d’aujourd’hui parle multiculturalisme, ouverture, droit à la différence. Contester cette pédagogie manifesterait, accusent d’aucuns, une coupable « passion identitaire » attentatoire au « vivre ensemble ». Parue en janvier de cette année, l’Histoire mondiale de la France, publiée sous la direction de Patrick Boucheron (Seuil), se flatte d’offrir ainsi une histoire « globale » et « connectée », remplie de bonne conscience progressiste, et qui en vient, comme l’a souligné Pierre Nora, au prétexte de rendre compte de la pluralité des racines de la France, à noyer la spécificité française.

En second lieu, la succession des lois mémorielles, dans les années 1990 et 2000, a engendré non seulement des revendications particulières ou communautaires dans la lecture de l’histoire, mais aussi des réflexes de judiciarisation des différends, au point qu’en 2005, déjà, une pétition d’historiens de toutes tendances avait demandé l’abolition ou la modification de ces lois devenues, dans certaines mains, des armes incontrôlables. L’appel avait été lancé quelque temps après que les pouvoirs publics eurent renoncé à commémorer le deux-centième anniversaire de la bataille d’Austerlitz, par crainte des foudres de ceux qui ne voient dans Napoléon que l’homme qui avait rétabli l’esclavage à la Guadeloupe…

En troisième lieu, la démultiplication des moyens de communication, dans notre société high tech, offre une immense caisse de résonance à cette manipulation de l’histoire par le politiquement correct. Car ce ne sont plus seulement les revues spécialisées ou la presse grand public, comme avant-hier, ou le cinéma, la radio et la télévision, comme hier, mais Internet et les réseaux sociaux, de Facebook à Tweeter, qui répercutent les débats historiques, pour le meilleur ou pour le pire, jusque sur les petits écrans que les gens lisent au café ou dans le métro. Or quelle est la valeur d’un avis lapidaire en 280 signes sur un sujet qui a demandé une vie de travail à d’authentiques érudits ?

Oui, le monde a changé. Oui, notre société a changé. Mais ce n’est pas une raison pour travestir ou réécrire le passé à l’aune des critères politiques, sociaux, psychologiques et mentaux d’aujourd’hui. Que cela plaise ou non, la science historique et ses méthodes de rigueur demeurent irremplaçables. Quant aux historiens qui ne sont pas des idéologues, ils poursuivent leur mission : faire comprendre le passé afin d’expliquer le présent et en tirer quelques lueurs pour l’avenir.

 

Les cathares n’étaient pas des saints

Le dimanche 16 octobre 2016, l’évêque de Pamiers, dans l’Ariège, présidait une « démarche de pardon » dans le village de Montségur où, en 1244, deux cents cathares avaient péri sur le bûcher. En cause, l’intolérance de l’Eglise du Moyen Age qui avait persécuté « des chrétiens pas tout à fait comme les autres » Pas tout à fait comme les autres ? Surprenante litote. Les cathares opposaient dans un dualisme absolu le principe du bien, qui avait enfanté l’esprit, et le principe du mal, qui était à l’origine de la matière. Pour eux, ce n’était pas Dieu qui avait créé l’univers, mais Satan, et Jésus était un ange dont la vie terrestre n’avait été qu’une illusion. L’antinomie avec le christianisme était totale. La religion des cathares, d’autre part, distinguait les croyants, qui conservaient leurs habitudes extérieures, et les parfaits qui vivaient en communauté, observant toutes sortes de rites initiatiques et la plus stricte continence alimentaire et sexuelle.

Plus qu’une hérésie, le catharisme constituait par conséquent une remise en cause intégrale de la foi chrétienne, de l’Eglise, de la famille, de la propriété et du serment d’homme à homme, fondements de l’organisation féodale. Largement de quoi provoquer la contre-offensive d’une société où l’orthodoxie chrétienne était considérée comme le garant de l’ordre social.

Pour réduire ce qui s’apparentait à une secte, un vaste effort missionnaire fut mené par saint Bernard de Clairvaux puis par les dominicains, ordre fondé à cette occasion. En 1208, Pierre de Castelnau, chargé par le pape Innocent III de combattre l’hérésie par la prédication, est assassiné, crime dont le comte de Toulouse, qui est favorable aux cathares, est soupçonné d’être le commanditaire. Constatant l’impuissance des méthodes pacifiques, le pape prêche la croisade contre les hérétiques. Puisque le roi Philippe Auguste refuse de mêler la couronne à l’affaire, l’intervention militaire commence en 1209 sous la direction de Simon de Montfort. Contrairement à une idée reçue, l’armée de ce seigneur d’Ile-de-France compte nombre de chevaliers du Languedoc.

La guerre durera vingt ans, cruelle dans les deux camps : les croisés massacrent les habitants de Béziers en 1209, le comte de Toulouse en fait autant à Pujols en 1213. En 1241, douze ans après la fin de la croisade des Albigeois, conflit politico-religieux qui n’a pas éliminé le catharisme, le nouveau comte de Toulouse, hostile à l’hérésie, met en vain le siège sous Montségur, ultime sanctuaire des cathares. En 1244, c’est l’armée royale qui s’empare des lieux et condamne à mort 225 parfaits (chiffre incertain) qui refusent d’abjurer. Le castrum cathare sera détruit : l’actuel château de Montségur est en réalité une forteresse royale bâtie ultérieurement.

Michel Roquebert, le grand spécialiste des cathares (1), convient que l’Eglise médiévale n’aurait pu combattre ceux-ci avec d’autres moyens que ceux qu’elle a progressivement mis en œuvre, de la persuasion à l’emploi de la force par le bras séculier.

 

  1. Michel Roquebert, L’épopée cathare, Tempus, 2007-2008.

 

Faut-il brûler Colbert ?

Au mois de septembre dernier, Louis-Georges Tin, le président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), et le philosophe Louis Sala-Molins publiaient dans Le Monde une tribune dans laquelle, faisant suite au débat lancé aux Etats-Unis par le démontage des statues du général Lee, ils appelaient à débaptiser en France les collèges et lycées portant le nom de Colbert, au motif que le ministre de Louis XIV serait coupable de crime contre l’humanité pour avoir légalisé l’esclavage en édictant le fameux Code noir. En l’espèce, les deux hommes poursuivaient un combat militant qu’ils mènent depuis longtemps.

Outre ce qu’il y a d’absurde à réduire l’œuvre immense de Jean-Baptiste Colbert à l’ordonnance de mars 1685 « sur les esclaves des îles de l’Amérique », texte que ses services ont préparé mais qui a été mis au point après sa mort, en 1683, par son fils et successeur au secrétariat d’Etat à la Marine, le marquis de Seignelay, considérer le Code noir, expression qui désigne cette ordonnance à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec les yeux d’aujourd’hui est un pur anachronisme. Vu en 2017, ce « recueil des règlements rendus concernant le gouvernement, l’administration de la justice, la police, la discipline et le commerce des nègres dans les colonies » est profondément choquant, puisqu’il inscrit l’esclavage dans le droit français. Vu dans son époque, il prend une autre valeur. Le Code noir est conçu alors que l’esclavage est pratiqué outre-mer par toutes les nations maritimes européennes, et au sein même de la société en Afrique et dans le monde arabo-musulman. Dans ce contexte, l’intervention de l’Etat français présente un mérite relatif : des règles sont posées afin d’adoucir le sort des esclaves, esclaves dont la condition servile a précédé le Code noir.

Jean-François Niort, un universitaire qui enseigne à la Guadeloupe, a publié en 2015, sur cette ordonnance royale, un livre (1) qui lui vaudra d’être accusé de négationnisme parce qu’il contredisait Louis Sala-Molins qui, dans un ouvrage paru il y a trente ans (2), affirmait que le Code noir se fondait sur la négation de l’humanité de l’esclave. Niort montre au contraire que plusieurs prescriptions de ce texte, notamment en matière religieuse, supposaient que le travailleur servile soit considéré comme un homme, et non comme une chose ou un animal (les propriétaires d’esclaves étaient ainsi tenus de les faire baptiser). Jean-François Niort souligne par ailleurs que l’intervention de l’Etat royal, posant des bornes au pouvoir arbitraire des propriétaires, créait les conditions d’une possible évolution de la législation en faveur des esclaves. Il reste que ces derniers étaient apparentés à des biens meubles, un statut indigne que l’évolution des esprits, en Occident, conduira enfin à condamner et à abolir au cours du premier tiers du XIXe siècle. Le Code noir n’avait certes rien d’idyllique, mais encore faut-il le replacer dans son époque.

  1. Jean-François Niort, Le Code noir, Le Cavalier Bleu, 2015
  2. Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987.

 

Marie-Antoinette, reine martyre et star mondiale

Le 22 novembre dernier, Daniel Picouly, écrivain à succès et animateur de télévision, parlait de ses livres devant un public de lycéens de Nice à qui il expliquait que son roman l’Enfant léopard, prix Renaudot 1999, mettait en scène un garçon de dix ans, son double à l’âge où il était tombé amoureux de… Marie-Antoinette. Peu auparavant, une dépêche informait que la pop star américaine Katy Perry vient de tourner un clip de présentation de son nouveau single, clip dans lequel elle est déguisée en Marie-Antoinette. Une autre dépêche, au même moment, signalait que la pièce The final Hour of Marie-Antoinette’s life (« Marie Antoinette : la dernière heure »), de et avec l’actrice-réalisatrice française Bunny Godillot, fait salle pleine au théâtre The Cockpit à Londres.

Marie-Antoinette, vedette mondiale : quel retournement du destin pour une femme qui, il y a un peu plus de deux siècles, a été exécutée au milieu des cris de joie de la foule !

Arrivée en France à quatorze ans et demi afin d’épouser le futur Louis XVI, devenue reine quatre ans plus tard, elle était rapidement devenue impopulaire, pour partie parce que, élevée à la cour de Vienne où le style était beaucoup plus simple et familial, elle avait eu du mal à intégrer les codes de Versailles et s’était laissé emporter par la tentation du luxe et de la frivolité. Accusée d’être dépensière, ce qui était vrai, et de favoriser les intérêts de son Autriche natale, ce à quoi elle ne parvenait pas mais non faute d’avoir essayé, Marie-Antoinette fut détestée à partir de l’Affaire du collier, escroquerie dans laquelle elle n’était pourtant pas coupable.

Au cours des années précédant la Révolution, ayant compris qu’elle avait nui à la monarchie, elle tenta de s’intéresser à la politique, mais avec maladresse. Conduite de force à Paris avec le roi, en octobre 1789, assignée à résidence, elle correspondit afin de trouver de l’aide, en France ou hors du royaume, échafauda un plan d’évasion avec la complicité du Suédois Fersen à qui la liait une amitié amoureuse, plongea dans le désespoir lors de l’échec de la fuite à Varennes.

C’est après la prise des Tuileries et l’internement de la famille royale que Marie-Antoinette entama sa mue. Tandis que Louis XVI, lucide sur l’avenir, affichait une sérénité qui était le fruit de son élévation spirituelle, la reine apprit enfin à estimer son mari avec qui elle s’était associée dans l’épreuve, refusant de l’abandonner, fût-ce pour se mettre hors de danger avec ses enfants. Au Temple, la foi chrétienne et la vie de famille étaient dorénavant leur seul recours.

Pendant le procès de Louis XVI, puis son propre enfermement à la Conciergerie après la décapitation du roi et son procès, la reine, malade et prématurément vieillie, pressentait à son tour qu’elle n’échapperait pas au couperet d’une révolution devenue folle. Repoussant les accusations les plus ignobles (l’inceste avec son fils), condamnée à mort pour ce qu’elle était et non pour ce qu’elle avait fait, cette mère montera à l’échafaud, le 16 octobre 1793, en faisant preuve de la plus admirable dignité. Archiduchesse d’Autriche et reine de France, elle n’avait plus sa place dans un pays livré à la Terreur, et qui faisait la guerre aux rois.

Deux siècles plus tard, cette sacrifiée est regardée comme innocente par les historiens, et comme une icône par le grand public. Ironie de l’Histoire.

 

Ombres et lumières de l’Algérie française

Même s’il s’est bien gardé de revenir sur le sujet lors de son voyage officiel en tant que Président, à Alger, début décembre, les propos d’Emmanuel Macron, en février 2017, qualifiant la colonisation française en Algérie de « crime contre l’humanité » ont déclenché une vive polémique, à la mesure de l’émotion ressentie par les Français originaires de « là-bas », cette communauté de blessés de l’Histoire. Oublier que le projet colonial a été une idée républicaine et laïque relève d’abord de l’amnésie. Mais dans le cas de l’Algérie, comment dépeindre sous les couleurs du crime contre l’humanité cent trente années d’administration d’un territoire français ?

L’Algérie française, de 1830 à 1962, ne constitue pas un bloc. Schématiquement, son histoire se résume à trois phases. Première phase, jusqu’en 1847, voire jusqu’à la révolte de la Kabylie en 1871, la conquête. Une opération rude, conduite par des militaires qui avaient gagné leurs galons dans les armées révolutionnaires et napoléoniennes et dont ils appliquaient les méthodes. Cette guerre a fait de 250 000 à 300 000 victimes algériennes. Bugeaud ne faisait certes pas de cadeaux, mais les troupes d’Abd el-Kader ou les Kabyles qui ne faisaient pas de prisonniers menaient une guerre tout aussi féroce. A l’autre bout de la chaîne, la troisième phase, la guerre qui conduira à l’indépendance de l’Algérie, de 1954 à 1962, sera non moins cruelle, se soldant par 15 000 pertes militaires chez les Français et 150 000 du côté du FLN. A l’issue de ce sanglant affrontement, des Français d’Algérie seront victimes d’actes aujourd’hui constitutifs du crime contre l’humanité : environ 15 000 Européens ou musulmans fidèles à la France disparus avant et après le 19 mars 1962, et de 60 000 à 80 000 harkis massacrés.

Mais entre ces deux phases du début et de la fin, il y a eu un long entre-deux de l’Algérie française. Cinquante ou soixante ans où la relation de domination entre le colonisateur et le colonisé a pu se transformer, se pacifier, jusqu’à engendrer, dans une large partie de la population indigène (mot d’époque), un sentiment d’attraction envers la France.

L’Algérie française eut ses limites, car elle fut une société à deux vitesses où 900 000 Européens, citadins en majorité, pauvres pour beaucoup, jouissaient de tous les droits de la nationalité et de la citoyenneté, tandis que huit millions de musulmans à la démographie galopante, français depuis Napoléon III mais qui n’avaient obtenu la citoyenneté que par étapes tardives, étaient majoritairement des ruraux qui souffraient du sous-équipement. L’Algérie française, cependant, signifia aussi la création de milliers de routes, de ponts, de barrages et de ports. Ce fut une œuvre sanitaire (132 hôpitaux à la veille de l’indépendance) et une œuvre scolaire qui permettait, en 1960, à 75 % des garçons musulmans et 50 % des filles d’Alger de fréquenter l’école. L’Algérie française, ce fut encore ces gisements de pétrole et de gaz découverts en 1956-1957 et dont vit l’Algérie indépendante. Ce fut aussi une fraternité d’armes franco-musulmane nouée pendant les deux guerres mondiales et pendant la guerre d’Algérie où les supplétifs musulmans de l’armée française représentaient un effectif quatre fois supérieur à celui de l’ALN…

Une part d’ombre, une part de lumière : rien qui n’autorise les jugements manichéens.

 

Le mythe des fusillés pour l’exemple

Le 11 novembre dernier, à côté des cérémonies à la mémoire des combattants de 1914-1918, se sont déroulées, dans une dizaine de départements, des manifestations d’hommage aux soldats fusillés pendant ce conflit. Depuis qu’en 1998, Lionel Jospin, alors Premier ministre, a réclamé, dans un discours prononcé à Craonne, la réintégration « dans notre mémoire nationale des soldats fusillés pour l’exemple », la revendication est récurrente.

Fusillés pour l’exemple ? La formule entretient la confusion entre deux réalités différentes : d’une part les exécutions qui ont eu lieu sur le front, par décision de justice, pendant toute la durée de la Grande Guerre et d’autre part la répression des mouvements collectifs de désobéissance de 1917.

Pour un total de 8 millions de Français mobilisés de 1914 à 1918, 2400 condamnations à mort ont été prononcées, dont 600 exécutées – chiffre à rapporter aux 1,4 million de tués au combat. Les motifs étaient divers : abandons de poste en présence de l’ennemi, mutilations volontaires, désertions, refus d’obéissance, outrages et voies de faits sur un supérieur, mais aussi crimes de droit commun (assassinats, viols). Selon André Bach (1), les deux tiers des condamnés ont été fusillés en 1914 et en 1915. Au cours des premiers mois de la guerre, des mesures sévères ont été prises afin d’enrayer les mouvements de panique dans la troupe, quelques exécutions sommaires ayant même eu lieu. A partir de 1915, la stabilisation du front et l’expérience acquise par les soldats conduisent à supprimer les cours martiales instituées en 1914, à faire bénéficier les inculpés, dans les accusations les plus graves, d’avocats civils, et à leur offrir des garanties : recours en révision, droit de grâce du président de la République.

Les condamnés dont le recours en grâce a été rejeté n’ont donc pas été arbitrairement « fusillés pour l’exemple » : au regard du code de justice militaire, ils étaient coupables. Cela n’empêche pas, bien sûr, que des erreurs ont été commises. Les injustices flagrantes, une cinquantaine de cas, ont donné lieu, après-guerre, à des réhabilitations officielles, comme pour les sept fantassins du 298e RI exécutés pour abandon de poste, à Vingré, en 1914, alors qu’ils avaient battu en retraite en obéissant à un ordre. Ils seront réhabilités par la Cour de Cassation en 1921. Si cruels soient-ils, ces cas ne peuvent être isolés de leur contexte, celui d’un univers de boue et de sang où chaque jour des milliers d’hommes mouraient ou étaient atrocement blessés.

Les refus d’obéissance de 1917 constituent un autre sujet. Improprement désignés comme des mutineries, ils résultaient d’une lassitude des combattants alors que la guerre durait depuis trois ans, sans résultat décisif, et de l’échec de l’offensive Nivelle (140 000 hommes tués, disparus, blessés ou prisonniers, entre le 16 et le 19 avril 1917, pour un gain de terrain nul). Selon Denis Rolland, 78 divisions ont été concernées par 161 mouvements de désobéissance de plus ou moins grande amplitude, qui ont touché entre 59 000 et 88 000 participants (2). Sur ces dizaines de milliers d’hommes, 629 ont été condamnés à mort entre juin et décembre 1917, mais seulement 49 des peines capitales ont été exécutées (à quoi s’ajoutent 2873 peines de prison).

Sur un plan judiciaire, rouvrir ces dossiers alors que les témoins et souvent les pièces ont disparu n’aurait aucun sens. A quoi rime alors cet antimilitarisme rétrospectif ?

  1. Général André Bach, Fusillés pour l’exemple, 1914-1915, Tallandier, 2003.
  2. Denis Rolland, La Grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Imago, 2005.

 

Jean Sévillia

 

 

 

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