Deux Corbusier

Si les affinités fascistes de Le Corbusier restent à prouver, son rêve de « villes radieuses » toutes identiques laisse songeur.

Le 27 août 1965, Le Corbusier mourait d’une crise cardiaque, à 77 ans, après avoir nagé dans la Méditerranée, comme chaque jour, devant Roquebrune Cap-Martin, sa résidence d’alors. Architecte, urbaniste, décorateur, peintre et sculpteur, le personnage était controversé. Monstre sacré, il aura néanmoins droit à de quasi obsèques nationales dans la cour du Louvre, André Malraux, le ministre de la Culture du général De Gaulle, affirmant, lors de son éloge funèbre, que cet architecte avait construit des maisons destinées à devenir des « machines à bonheur ».

En ce cinquantième anniversaire de sa disparition, le Centre Pompidou lui a consacré une rétrospective dont les portes ferment le 3 août, « Le Corbusier, mesures de l’homme », exposition vouée à célébrer son génie. Deux livres ont au contraire transformé la commémoration en démolition. Architecte et écrivain, François Chaslin publie Un Corbusier, ouvrage qui, selon l’auteur, « n’est pas un procès, mais un portrait », mais insiste cependant sur les accointances politiques de Le Corbusier avant-guerre puis sous l’Occupation, en les classant dans la catégorie « extrême droite ». De son côté, Xavier de Jarcy, journaliste à Télérama, fait paraître une charge dont le titre annonce la couleur : Le Corbusier, un fascisme français.

De son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret, Le Corbusier est suisse d’origine. Né en 1887 à La Chaux-de-Fonds, dans le canton de Neuchâtel, au sein d’une famille vivant de l’industrie horlogère, il suit d’abord une formation de graveur-ciseleur qu’il doit interrompre car il perd la vue d’un œil. Il veut devenir peintre, mais ses professeurs l’orientent vers l’architecture et la décoration. Il voyage pour découvrir les traditions architecturales des pays qu’il visite (Europe centrale, Balkans, Grèce, Italie), mais n’en tirera aucune conséquence dans son œuvre. En 1917, il s’installe à Paris, en même temps qu’il s’initie à la peinture avec son ami Amédée Ozenfant, s’orientant vers le purisme, un courant esthétique qui prône la simplicité et le dépouillement des formes. En 1920, les deux hommes participent à la fondation de L’Esprit nouveau, une revue d’avant-garde dans laquelle Jeanneret utilise pour la première fois le pseudonyme de Le Corbusier, tiré du nom d’un ancêtre maternel. Après 1925, il se brouillera avec Ozenfant et se rapprochera de Léger, de Picasso, du surréalisme.

En 1922, son cousin architecte Pierre Jeanneret le rejoint à Paris. Ils s’associent et fondent une agence qui emménage 35 rue de Sèvres, adresse qui abritera l’atelier de Le Corbusier jusqu’à la fin de sa vie professionnelle. Villas particulières pour une riche clientèle de l’Ouest parisien, maisons ouvrières à Lège-Cap-Ferret : ses premières réalisations affirment un style résolument moderne, faisant une large place à des matériaux non conventionnels pour l’époque, tel le béton. Simultanément, il développe une réflexion sur l’urbanisme qui se veut porteuse de bouleversements radicaux. En 1922, son plan pour une ville de 3 millions d’habitants conçoit une métropole constituée de gratte-ciel et d’espaces verts. En 1925, son plan Voisin propose d’appliquer ce modèle à Paris en rasant les immeubles le long des quais et dans le centre-ville pour les remplacer par des tours !

Dans ces années-là, il entretient des contacts avec le Faisceau, une organisation fondée par Georges Valois, un dissident de l’Action française qui prétendait réconcilier nationalisme, syndicalisme et socialisme. La tradition historiographique issue du chercheur israélien Zeev Sternhell voit dans ce courant un fascisme français en le rattachant à l’extrême droite, alors que ses sources d’inspiration puisent autant à gauche. François Chaslin et surtout Xavier de Jarcy épiloguent longuement sur les relations de Le Corbusier et du Faisceau. Il semble en fait que l’architecte s’y soit intéressé moins pour des raisons proprement politiques que parce que certains de ses membres, tels le docteur Pierre Winter, l’ingénieur François de Pierrefeu ou l’avocat Philippe Lamour, poursuivaient une réflexion sur l’aménagement du territoire et la planification urbaine qui rejoignait ses propres préoccupations.

En 1930, Charles-Edouard Jeanneret obtient la nationalité française. Cofondateur, en 1928, du Congrès international d’architecture moderne (CIAM), il se réfère au concept de ville fonctionnelle (thème du CIAM d’Athènes en 1933), les quatre fonctions citadines étant habiter, travailler, se cultiver (le corps et l’esprit) et circuler. C’est dans cette optique qu’il élabore des propositions d’urbanisme pour toutes sortes de cités à travers le monde, de Rio de Janeiro à Moscou. Ce présumé fasciste est en effet prêt à travailler pour l’URSS, mais Staline ne veut pas de lui. En 1934, il se rend en Italie, espère rencontrer Mussolini, mais l’audience prévue est annulée. Pour l’Exposition universelle de 1937, en plein Front populaire, il conçoit le pavillon des Temps nouveaux, destiné à montrer les techniques nouvelles de l’architecture (isothermie, insonorisation, chauffage). En 1938, il est amené à exposer ses idées dans les Bâtisseurs, un film documentaire commandé par la fédération CGT des travailleurs du bâtiment de la région parisienne.

Lors de l’offensive allemande de mai 1940, il ferme son atelier de la rue de Sèvres. Pendant que son cousin Pierre Jeanneret se réfugie à Grenoble, Le Corbusier part pour le Midi, puis les Pyrénées. Le 2 août 1940, il écrit à sa mère : « Si nous avions vaincu, la pourriture triomphait, plus rien de propre n’aurait pu prétendre vivre. Le nettoyage s’est fait d’un coup. Les hommes sont intacts, disponibles ». Un propos qui choque aujourd’hui mais qui témoigne d’un état d’esprit extrêmement répandu, pendant l’été 1940, après le traumatisme de la défaite. Il en est de même des quelques notations antisémites que l’on trouve dans sa correspondance.

Installé à Vichy en janvier 1941, bien traité, reçu par le maréchal Pétain, il fait la tournée des ministères concernés pour vendre ses idées en matière d’architecture et d’urbanisme. Dans les faits, il ne reçoit commande que de modèles pour la fabrication rapide de logements provisoires pour les sinistrés. En juin 1942, son plan d’urbanisme pour Alger est refusé. Le 1er juillet suivant, Le Corbusier quitte Vichy et revient à Paris. Devenu conseiller technique à la fondation du docteur Alexis Carrel, le théoricien de l’eugénisme, il en démissionnera opportunément… le 20 avril 1944.

En 1943, il publie la Charte d’Athènes, où il reprend de manière systématique les concepts élaborés lors du Congrès international d’architecture de 1933 : tours d’habitation, séparation des zones résidentielles, création de zones indépendantes pour les quatre fonctions (vie, travail, loisirs et transport). Après-guerre, ces idées vont inspirer toute une génération d’architectes.

A la Libération, Le Corbusier, qui a gommé son passage à Vichy, rouvre son atelier de la rue de Sèvres. Soutenu par André Malraux, le ministre de l’Information, par François Billoux, ministre communiste de la Reconstruction et de l’Urbanisme en 1946, par Eugène Claudius-Petit qui lui succédera en 1948, il reçoit des commandes officielles. Il élabore notamment les plans de la Cité radieuse, à Marseille, un immeuble d’habitation édifié entre 1945 et 1952 où il crée un « village vertical » de 360 appartements. Dans la cité phocéenne, la population le surnomme « le fada »… A part ses rares travaux d’architecture religieuse – la chapelle de Ronchamp en Franche-Comté, le couvent de La Tourette à Eveux, près de Lyon -, tous ses projets des années 1950 sont fondés sur les mêmes principes visant à créer des cités verticales et horizontales, entrecoupées d’espaces verts, où les zones marchandes, industrielles et administratives sont bien délimitées, où les déplacements sont facilités.

Là où Xavier de Jarcy voit « un personnage aux rêves totalitaires, au cynisme en béton armé », François Chaslin hésite à qualifier Le Corbusier de fasciste : « Lui-même ne l’a jamais affirmé, ni proclamé ni avoué, ni en public ni en privé ». La solution de l’énigme est sans doute à chercher du côté de l’opportunisme, l’architecte s’étant montré prêt à servir n’importe quel régime disposé à le laisser mettre ses théories en pratique. En vérité, ce qui gêne chez Le Corbusier, plus qu’un fascisme qui n’est pas avéré, c’est son utopie, son rêve de bâtir des « villes radieuses » qui seraient les mêmes de l’Amérique latine jusqu’à l’Inde – l’Inde où il a dessiné Chandigarh, une ville créée ex nihilo après 1947. Construire les mêmes villes partout, c’est nier les cultures, c’est nier l’Histoire, dans l’intention de créer un Homme nouveau. Un dessein qui, pour le coup, n’est pas sans affinités avec celui des régimes totalitaires.

Jean Sévillia

François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 528 pages, 24 euros

Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Albin Michel, 288 p., 19 euros.

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